Bruno Colmant
Depuis plusieurs semaines, l’idée d’une taxation des plus-values sur actions flotte dans les milieux gouvernementaux. Le concept n’est pas neuf, mais il se précise, malgré sa complète incongruité avec l’architecture fiscale belge qui taxe les revenus et non le capital depuis 1962. Après l’échec de la taxation des plus-values qualifiées de spéculatives, c’est-à-dire réalisées endéans un délai de six mois, on pense à une taxation généralisée de ces mêmes plus-values, certains ayant même avancé l’idée d’une taxation dégressive sur un horizon de 30 ans.
J’écarterai la question élémentaire de savoir pourquoi une plus-value est spéculative si elle est réalisée à court terme alors que tout investisseur espère un accroissement de son capital, indépendamment de l’horizon de temps. J’escamoterai aussi le fait de savoir pourquoi ce sont les actions cotées qui font toujours l’objet d’un accablement fiscal alors que la cotation n’est qu’une modalité de négoce des titres permettant la diversification patrimoniale et l’association d’actionnaires minoritaires à un projet d’entreprise. Bien sûr, on m’objectera que seules les actions cotées possèdent une valeur d’acquisition et de vente objective, contrairement aux actions d’entreprises non cotées, mais cela illustre parfaitement qu’on utilise la bourse pour l’accabler, ou, plus prosaïquement, qu’une taxation des plus-values est inenvisageable sans renoncer au capitalisme entrepreneurial boursier qu’on veut néanmoins promouvoir.
La taxation des plus-values sur actions
Ceci étant, la taxation des plus-values sur actions est une matière extrêmement complexe. Elle exige de conjuguer une perspective juridique et financière. Une entreprise belge n’existe pas pour elle-même : elle constitue un être économiquement abstrait, malgré sa personnalité juridique distincte. Elle fait des bénéfices pour ses actionnaires, qui sont, in fine, toujours des personnes physiques (ou des contribuables dans le cas des entreprises publiques). Ses bénéfices sont normalement doublement taxés. Ils sont atteints par l’impôt des sociétés avant de subir l’impôt des personnes physiques, c’est-à-dire le précompte mobilier, lors du paiement des dividendes.
Le législateur de 1962 avait affirmé, dans le sillage de la réforme fiscale de 1919, l’exonération (sauf exceptions) des plus-values sur actions gérées en « bon père de famille ». La raison de cette exonération découle du fait que la vente d’une action n’altère pas le patrimoine collectif d’une entreprise mais transfère la quote-part de sa propriété vers un autre actionnaire. En d’autres termes, la réalisation d’une plus-value ne crée pas de nouvelle matière imposable, mais la déplace latéralement, de manière intacte, d’un actionnaire vers un autre.
Bien sûr, il est incontestable que le vendeur d’une action réalise une plus-value par rapport à son prix d’achat, mais cette plus-value trouve sa contrepartie dans le fait que l’acheteur paie « plus cher » l’action acquise. Ce n’est donc pas le transfert de propriété qui crée un accroissement de richesse, mais l’origine de l’accroissement de valeur de l’action. C’est cela qui est crucial car cet accroissement de valeur de l’action correspond à des bénéfices passés ou futurs de l’entreprise. Ces bénéfices ont été ou seront eux-mêmes frappés de l’impôt des sociétés et ensuite du précompte mobilier. Taxer les plus-values créerait donc une double imposition. On pourrait, par conséquent, argumenter que si le juriste observe une plus-value, l’économiste ne la voit pas, puisqu’elle s’assimile à une somme de dividendes.
On peut appréhender les choses sous un autre angle. La valeur d’une action est toujours égale à la valeur actualisée (c’est-à-dire ramenée en euros d’aujourd’hui au travers d’un taux d’actualisation) des dividendes futurs espérés. Malheureusement, il est impossible de prévoir précisément des dividendes futurs. L’incertitude qui leur est associée est compensée par l’actualisation de ces derniers à un taux qui reflète, ex ante, deux éléments, à savoir, un taux sans risque et une prime de risque, reflétant elle-même le risque idiosyncratique (c’est-à-dire dépouillé des possibilités de diversification éventuelles). Une plus-value n’est donc que la différence entre deux actualisations de revenus futurs espérés (c’est-à-dire entre le moment de l’achat et de la vente de l’actif). Si ces revenus subissent une taxation adéquate, la taxation de la plus-value conduit immanquablement à une double taxation. On pourrait montrer qu’une plus-value pourrait naître uniquement d’une baisse du taux d’actualisation, mais alors cette variation mesurerait le degré de précision accrue des dividendes et donc de leur taxation. Exprimé sous une autre forme, une plus-value liée exclusivement à une variation du taux d’intérêt reflète la plausibilité et le rapprochement dans le temps des bénéfices futurs de l’entreprise.
Un cas extrêmement simple
Pour illustrer ce phénomène, nous prenons un cas extrêmement simple, en supposant que le taux de rendement exigé d’une action reste stable à 5 %. Nous supposons également que le taux de précompte mobilier et d’une éventuelle taxation des plus-values s’établissent à 30 %. Une action génère un dividende brut, stable et perpétuel de 10. Sur la base des mathématiques financières, la valeur de l’action s’établit à 200 (qui se détermine comme le dividende de 10 divisé par le taux de rendement de 5 %). Chaque année, le détenteur de l’action va s’acquitter d’un précompte mobilier de 30 % appliqué au dividende de 10, soit 3.
Supposons que soudainement, le dividende s’établisse à 15. La valeur de l’action s’ajuste immédiatement à 300 (soit 15 divisé par 5 %). Le détenteur de l’action décide alors de céder son titre pour encaisser une plus-value, qui s’établit à 100 (soit 300 moins 200). Dans l’hypothèse d’une taxation de cette dernière à 30 %, cela correspond à un impôt de 30 % de 100, soit 30. L’acheteur de l’action va, quant à lui, désormais encaisser en théorie un dividende de 15. Sur ce dividende de 15, il s’acquittera d’un précompte mobilier de 30 %, soit 4,5. Par rapport au détenteur précédent, le prélèvement fiscal sur le dividende est passé de 3 à 4,5, soit une augmentation annuelle de 1,5. Et quelle est la valeur actualisée (c’est-à-dire ramenée cumulativement au temps présent) de ces 1,5 ? C’est exactement 30, soit le montant de la taxation de la plus-value supportée par le vendeur. En d’autres termes, l’acheteur paiera une nouvelle fois l’impôt sur la plus-value. Cet impôt ne sera pas acquitté en une fois, comme pour le vendeur, mais de manière étalée dans le temps. De manière irréfutable et arithmétique, la taxation de la plus-value est une double taxation sur les dividendes.
Sous un autre angle, en additionnant l’impôt des sociétés, le précompte mobilier sur les dividendes et la taxation sur les plus-values (qui re-taxe les dividendes), on en arrive à une taxation de 68 % sur les dividendes. En effet, partant d’un résultat brut d’entreprise belge de 100, on doit défalquer 34 % d’impôt des sociétés, 30 % sur le dividende de 66 (soit 19,8 après impôt des sociétés), ce qui laisse 46,2 et encore 30 % (taxation de la plus-value) sur ce montant résiduel, soit 13,9. La charge fiscale est donc de 34+19,8+13,9, soit 67,7 %. Et même si l’on ne tient pas compte d’une éventuelle taxation des plus-values, la taxation des dividendes s’établit à 53,8 (soit 34+19,8) c’est-à-dire plus que la taxation des revenus professionnels.
Pas mal, non ? Pour un pays qui ambitionne de stimuler le capital à risque…
Bruno Colmant est Head of Macro Research chez Banque Degroof Petercam.
Des dividendes taxés à 68 % ?
17 novembre 2016