Le monde actuel est volatile, incertain, complexe et ambigu (Volatile, Uncertain, Complex & Ambiguous, des notions rassemblées sous l’acronyme VUCA). Selon James Moncrieff, Professor of Practice in Strategy chez Ashridge Executive Education, ce monde demande aux organisations d’adopter de nouvelles approches en matière de stratégie.
James Moncrieff a expérimenté la notion de risque pour la première fois alors qu’il travaillait dans une station de télécommunications en Australie. Environ deux tiers du trafic australien vocal et data vers l’international transitait par cette station. Par accident, il avait débranché tout le système durant une quinzaine de minutes, isolant ainsi brièvement deux tiers de l’Australie du monde extérieur. Aujourd’hui, il travaille comme consultant auprès d’Ashridge. James Moncrieff se concentre principalement sur la stratégie. Celle-ci est plus que jamais devenue un véritable défi pour les entreprises, comme il l’a expliqué aux participants du Chubb Multinational Risk Forum.
Selon Moncrieff, lorsque le climat n’est pas à l’incertitude ou à la complexité, élaborer des stratégies revient à résoudre un puzzle, avec une réponse correcte à la clé. Malheureusement, le monde réel se caractérise habituellement par un degré important d’incertitude et de complexité. « Le monde de la stratégie peut être décrit comme un monde de problèmes qui ne connaissent pas de réponse unique. Un monde où aucune méthodologie ne peut nous aider et où nous ne disposons pas de toutes les données. Celles-ci peuvent être incomplètes, périmées et ambiguës. En matière de stratégie, il nous est donc impossible de prendre des décisions qui se basent sur ces données pour envisager l’avenir », a-t-il expliqué. « Nous devons donc faire preuve de discernement. » C’est d’ailleurs ce que nous faisons lorsque les données n’offrent pas de réponse implicite : « Notre jugement se base sur notre expérience, notre intuition et – espérons-le – sur celles de nos collègues. »
Explorer plutôt que naviguer
Lorsqu’elles formulent leur stratégie, les organisations ont tendance à chercher la certitude. Elles naviguent ainsi en traçant leur chemin sur des cartes et selon des facteurs qui indiquent la direction. Pour James Moncrieff, il s’agit d’une mauvaise approche : « Aujourd’hui, nous devons travailler en procédant davantage comme des explorateurs. En sondant, en testant, en analysant, en expérimentant, en essayant des choses tout au long du chemin. Ce monde demande vraiment d’adopter une approche d’exploration. »
Le terme militaire américain VUCA (Volatile, Uncertain, Complex, Ambiguous) résume parfaitement l’environnement économique dans lequel nous vivons. « Nous voyons aujourd’hui l’interconnexion et l’interaction de facteurs et de forces qui, auparavant, ne s’influençaient pas mutuellement, car la connexion n’existait pas », a expliqué James Moncrieff. « Les accusations de fraude aux émissions touchant les moteurs Volkswagen, événement somme toute volatile et inattendu, ont eu un impact sur l’ensemble de l’industrie automobile et continueront encore quelque temps à faire des vagues ».
Pour Moncrieff, des facteurs de disruption globale apparaissent tout le temps : l’avènement de la classe moyenne chinoise, avide de protéines, est en train de modifier l’utilisation des sols, ce qui mène à une pénurie d’eau. En Indonésie, les terres de cultures alimentaires ont laissé la place à l’extraction d’huile de palme destinée aux biocarburants. L’arrivée des véhicules autonomes va créer de nouveaux risques en matière de responsabilité civile pour les fabricants automobiles – et pourrait également être à l’origine d’une nouvelle forme de terrorisme. L’impression 3D va révolutionner le monde, dans des secteurs aussi variés que la construction ou la médecine. Les plateformes de financement participatif devancent aujourd’hui le capital-risque comme source de financement des entreprises. « Le changement est désormais plus disruptif que progressif. Les conséquences sont donc aussi plus imprévisibles, rendues plus complexes par l’interdépendance des risques. Voilà le monde tel qu’il se présente à nous. Nous devons apprendre à travailler dans ce contexte », conclut James Moncrieff.
Capter les signaux
Pour Moncrieff, les chefs d’entreprise et leurs stratèges doivent développer leur capacité à capter les signaux de changement du monde ou, à tout le moins, écouter les personnes qui en sont déjà capables.
« Les êtres humains sont constamment bombardés de stimuli. Nous ne prenons certes pas conscience de la lumière qui se tamise avec l’arrivée des nuages, mais nos yeux et notre cerveau captent bien la chose. Certains de ces stimuli prennent parfois plus d’importance, nous nous concentrons alors sur eux et ils deviennent le centre de notre attention », a encore expliqué James Moncrieff. « Ce que nous expérimentons alors tient de la psychologie de la forme : il s’agit du cycle d’expérience de la Gestalt, de la manière avec laquelle les individus répondent aux stimuli internes et externes. Et tout commence par la sensation : les signaux sont d’abord captés de manière subconsciente pour ensuite s’ouvrir à l’éveil de notre conscience. »
Moncrieff pense qu’un processus similaire est à l’œuvre dans les organisations lorsqu’il s’agit de capter les signaux du changement et de les comprendre. On pourrait appliquer le cycle de la Gestalt à la vague d’énergie organisationnelle qui commence par l’enregistrement des signaux du changement et leur conscientisation en vue de leur donner un sens.
Mais à qui revient-il de capter les signaux du changement dans une grande organisation ? Qui peut donner sens à ces signaux ? « Très souvent, les personnes au sommet et au milieu de l’entreprise sont les dernières à percevoir les signaux du changement, car elles ne reçoivent les informations qu’au travers de rapports écrits par des consultants et des spécialistes, et donc toujours avec un certain retard », a résumé James Moncrieff. « En réalité, ce sont les travailleurs qui interagissent avec le monde extérieur, les clients, les concurrents, les fournisseurs (boundary workers) qui sont habituellement les premiers à capter ces signaux. Avec la montée actuelle des périls géopolitiques, notamment, cela sera probablement le cas aussi au sein de la hiérarchie. »
A propos du changement
Pour les entreprises, l’un des plus grands défis est de pouvoir s’organiser afin de capter les signaux du changement, de leur donner du sens et de les rapporter. D’où la question posée par James Moncrieff : « Comment faire comprendre à chacun qu’une partie de son travail consiste à détecter ces signaux ? »
Le challenge ne s’arrête pas là. Une fois le changement intégré, l’organisation doit alors être capable de prendre des décisions et de se mobiliser. « Si nous y arrivons, nous obtiendrons l’impact souhaité et offrirons une solution opérationnelle à un problème stratégique », a commenté James Moncrieff.
Il est de plus en plus important que les leaders économiques montrent leur volonté et leur capacité à prendre régulièrement de la hauteur par rapport aux aspects quotidiens, et à rechercher des modèles et des tendances. La priorité doit être à l’ouverture des canaux de communication. Les personnes pourront ainsi parler du changement, remettre éventuellement en question la manière de penser qui traverse l’organisation et influencer ses décideurs. « Avec tous ces livres sur la stratégie, tous ces cours et tous ces MBA, pourquoi de grandes entreprises continuent-elles à échouer ? Je crois que cette citation de Lou Platt, ancien CEO de Hewlett Packard, résume tout : ‘Ces sociétés n’ont pas fait d’erreur monumentale. Elles n’étaient pas dirigées par des gens stupides. Leur seule faute est d’avoir continué un petit peu trop longtemps à faire ce qui faisait leur succès.’ »