Bruno Colmant
L’économie de marché est fondée sur un émiettement des risques et un phénomène continu de dispersion du capital. Ce n’est rien d’autre que la fameuse « main invisible » esquissée par l’économiste écossais Adam Smith. La société anonyme reflète d’ailleurs cet éparpillement de l’incertitude. L’actionnariat de l’entreprise structure un cheminement évolutionniste qui le voit se transformer en permanence, selon les forces du marché et le profil de risques des investisseurs. Adam Smith postulait que la croissance économique est un processus continu et endogène, qui s’autoalimente.
Mais il y a plus. Le postulat de l’entreprise est que les risques d’un de ses protagonistes doivent être limités. En effet, il n’y aurait pas de circulation du capital si un des acteurs de la chaîne de son transfert devait subir un risque d’appauvrissement illimité. Comment cela se traduit-il ? Du côté du passif de l’entreprise, l’actionnaire voit sa perte limitée à sa mise de fonds. Au pire, un créancier ne récupérera pas ses avoirs. Du côté de l’actif, le débiteur sera, lui aussi, limité à rembourser ce dont il est redevable.
La clé de voûte du système est l’abolition de prison pour dettes, c’est-à-dire l’absence de punition carcérale pour l’insolvabilité. La limite de la sanction du débiteur se trouve dans le maintien de sa liberté. Cette orientation n’est pas anodine, puisqu’un débiteur emprisonné ne pourrait pas travailler à rembourser sa dette.
D’ailleurs, historiquement, l’emprisonnement pour dette était à charge du créancier. L’incarcération n’entraîne, en effet, aucun profit dans l’hypothèse où le débiteur est insolvable. Elle peut, au mieux, convaincre le débiteur solvable d’honorer ses engagements. Celui-ci doit donc être libre afin de trouver les moyens de rembourser. Il doit donc recouvrer sa liberté de mouvements qui lui est nécessaire pour se mettre en quête des moyens de rembourser. Mais il y a plus : l’absence de prison pour dettes est le reflet, à une échelle plus personnelle, de la limitation des pertes du créancier et de l’actionnaire.
Pourtant, il n’en fut pas toujours ainsi. Jusqu’à son abolition en 1867 la « contrainte par corps » fut en France, comme dans la plupart des pays européens et comme c’est encore le cas aux États-Unis par exemple, le mode normal de coercition des débiteurs qui n’honoraient pas leurs engagements.
La prison pour dettes apparaît au Moyen-âge, au moment où le développement progressif des arts et métiers suscite des échanges commerciaux (et donc des relations financières plus strictes) plus denses que ce qu’exigent les communautés agricoles. Mais le crédit ne concerne pas que les commerçants. L’endettement moyenâgeux est un phénomène massif qui n’est pas le monopole de professionnels. Il concerne tous les acteurs économiques et tous les niveaux de la société : marchands, artisans mais aussi paysans qui empruntent et prêtent couramment pour financer leurs activités ou valoriser leurs capitaux.
Il est vraisemblable que la possibilité offerte aux créanciers de recourir à la contrainte publique épousa la prolifération des relations d’endettement. C’est, en effet, la démocratisation du recours au crédit qui poussa les pouvoirs publics à encadrer son utilisation par des mesures coercitives destinées à assurer la confiance des créanciers. Dans les pays européens, la prison pour dettes ne fut abolie qu’à la fin du 19ème siècle, c’est-à-dire au moment où la société anonyme commença à se développer.
Bizarrement, l’Église s’accommoda de la prison pour dettes, alors qu’elle aurait dû s’y opposer pour des raisons morales. L’Évangile de Luc n’avance-t-il pas que « les pécheurs aussi prêtent aux pécheurs, afin de recevoir la pareille… faites du bien, et prêtez sans rien espérer. Et votre récompense sera grande, et vous serez fils du Très Haut ». La position de l’Église catholique par rapport au commerce et au profit se retrouve d’ailleurs dans le « Homo mercator vix aut numquam potest Deo placere » : le commerçant peut agir sans pécher, mais il ne peut pas être agréable à Dieu. Thomas d’Aquin qualifiait de turpitudo – honte – la recherche du profit et se refusait à lui accorder une valeur éthique positive. Comment l’Église put-elle, dès lors, admettre la prison pour dettes ? Elle dû probablement s’accommoder des contraintes civiles et mercantiles de l’époque
Quoi qu’il en soit, ces temps sont loin. On ne va plus en prison pour dette. Cette abolition contribua probablement au développement du commerce.
L’auteur, Bruno Colmant, est Head of Macro Research chez Banque Degroof Petercam.
Un point d'histoire : la prison pour dettte…
28 octobre 2017