A la surprise générale, la Banque nationale suisse a supprimé le taux plancher CHF/EUR, provoquant un raz-de-marée sur les marchés financiers. Quelles ont été les motivations de la BNS et quelles seront les répercussions de cette décision? Qu’a fait la Banque nationale suisse et quelle a été la réaction des marchés financiers?
La BNS a supprimé le cours plancher de 1.20 franc pour 1 euro en vigueur depuis septembre 2011. Cette décision a déclenché une envolée du franc suisse, qui a gagné provisoirement près de 40% par rapport à l’euro et ainsi atteint son plus haut niveau face au dollar depuis trois ans. Une telle volatilité est extrêmement rare pour les devises du G 10. Le même jour, les actions suisses ont dévissé de 10% en monnaie locale, tandis que les rendements des obligations helvétiques s’enfonçaient un peu plus en territoire négatif. Les emprunts de la Confédération affichent désormais des rendements négatifs dans le haut de la courbe des taux à 10 ans. Les monnaies des pays dont le secteur privé est endetté en CHF, tels que la Pologne et la Hongrie, ont également accusé le coup.
Pourquoi le cours plancher avait-il été introduit?
Le cours plancher avait été mis en place pour empêcher le franc d’atteindre un niveau susceptible d’entraver la reprise économique suisse. À l’époque, en 2011, la monnaie helvétique était proche de la parité avec l’euro qui, selon nos calculs, se situait à près de quatre écarts types au-dessus de sa juste valeur. Le cours plancher était également une réponse au risque déflationniste croissant en Suisse.
Pourquoi la BNS a-t-elle abandonné le cours plancher?
Poux expliquer sa décision, la BNS a déclaré que «l’économie avait pu profiter de cette phase pour s’adapter à la nouvelle situation», faisant valoir que le franc n’était plus excessivement surévalué. Mais avec une inflation à -0,3% et donc bien inférieure à l’objectif de la BNS, cette décision a été clairement motivée par d’autres facteurs. La BNS craignait manifestement que l’assouplissement quantitatif à grande échelle de la Banque centrale européenne, qui devrait être annoncé lors de sa réunion du 22 janvier, n’affaiblisse davantage l’euro et ne menace de faire voler en éclats le cours plancher. La BNS aurait alors été contrainte de faire tourner la planche à billets pour défendre le taux plancher et d’étendre son bilan bien au-delà de ce qu’elle estimait raisonnable. Depuis 2011, son bilan a en effet gonflé de 250% pour atteindre CHF 525 milliards.
À noter que la BNS achetait des emprunts d’Etat français et allemands à court terme depuis décembre dernier et en avait acquis pour près de CHF 27,5 milliards. En poursuivant ses achats à ce rythme et à cette échéance, elle n’aurait pas tardé à être à court d’obligations et pourrait bien avoir été rebutée par la perspective de changer de segment sur la courbe des taux et de qualité de crédit.
Que signifie la décision de la BNS pour:
a) L’économie et les entreprises suisses
La récession est désormais plus que probable. D’après nos calculs, une hausse de 5% de la valeur pondérée par les échanges du CHF équivaut à une augmentation des taux de 100 points de base. Si le franc devait se maintenir à ce niveau, la production des secteurs dépendants des exportations pourrait se contracter de 2 à 3% cette année et le taux de chômage bondir de 2 points de pourcentage. De ce point de vue, la BNS risque d’imprimer un choc déflationniste à l’économie suisse. Dans le pire des scénarios, on peut raisonnablement s’attendre à ce que certaines entreprises suisses envisagent de délocaliser leurs sites de production à l’étranger et que d’autres procèdent à une restructuration systématique de leurs activités. Au total, les sociétés cotées au SMI génèrent près de 90% de leur chiffre d’affaires à l’étranger.
Dans le même temps, la décision de la BNS d’enfoncer davantage en territoire négatif les taux d’intérêt sur les dépôts ne devrait pas contribuer à atténuer les effets néfastes du franc fort. Dans la mesure où un taux d’intérêt négatif de 0,75% ne s’applique pas aux plus grandes banques du pays, l’activité de prêt ne risque pas d’augmenter, d’autant que la demande de crédit est faible. Qui plus est, cette politique pourrait inciter les déposants à transférer leurs liquidités détenues auprès de petits instituts financiers vers de grandes banques, ce qui ne ferait qu’accroître les risques systémiques.
b) Les perspectives de la politique monétaire dans la zone euro
Le virage à 180° opéré par la BNS laisse supposer que la BCE va mettre en place un assouplissement quantitatif d’envergure lors de sa réunion du 22 janvier. La BCE pourrait alors acheter de la dette souveraine proportionnellement à la taille des 18 économies de la zone euro afin de maintenir le QE dans le cadre de son mandat et des dispositions réglementaires. En d’autres termes, environ 18% de l’argent dépensé iraient dans les Bund allemands, 14% dans les emprunts français, 12 et 8% dans les titres italiens et espagnols respectivement. Selon nous, les achats d’actifs devraient être réalisés au rythme de 40 milliards d’euros par mois pour une enveloppe globale de 500 milliards d’euros. Toute autre mesure inférieure serait une grande source de déception pour le marché.
c) Les économies émergentes ayant une proportion élevée de dettes libellées en CHF
Le forint hongrois et le zloty polonais ont chuté suite à l’annonce de jeudi. La Hongrie et la Pologne affichent une dette privée en CHF importante: plus de 40% des hypothèques hongroises sont libellées en CHF, soit l’équivalent de 9% du PIB national. En Pologne, le volume des hypothèques en CHF représente 7,8% du PIB. Si le franc devait continuer à augmenter, les ménages auraient de plus en plus de difficultés à rembourser leurs dettes. (Dans le cas de la Hongrie toutefois, les emprunteurs pourraient bénéficier d’un programme gouvernemental visant à convertir les hypothèques en monnaie locale).
d) La crédibilité des orientations politiques des banques centrales
La crédibilité de la BNS en a pris un coup, ne serait-ce que parce qu’elle s’était engagée à défendre le cours plancher à tout prix à peine quelques jours plus tôt. Mais plus important encore, avec la déflation qui s’installe durablement et le franc qui évolue à ses niveaux de 2011, nos modèles indiquent que la monnaie se négocie 17% au-dessus de sa juste valeur sur une base pondérée par les échanges. De facto, difficile de trouver une justification économique à la décision de la BNS.
Le fait qu’elle n’ait pas envisagé d’autres options, comme arrimer le franc à un panier de devises, est également préoccupant.
Plus généralement, la décision de la BNS est la parfaite illustration de l’impuissance des banques centrales à gérer les politiques non conventionnelles qu’elles ont mises en place au début de la crise de la dette en 2008. Sans parler des entreprises suisses, les investisseurs ont été pris au dépourvu par une banque centrale qui s’était forgé une réputation de fiabilité. À l’avenir, ils pourraient se montrer plus méfiants à l’égard de la «forward guidance» des banques centrales.
e) Les marchés boursiers et obligataires
– La décision de la BNS rendra sans doute les investisseurs plus sceptiques à l’égard des orientations en matière de taux directeurs, ce qui pourrait entraîner une volatilité accrue sur les marchés financiers. L’or pourrait en tirer parti.
– L’abandon du cours plancher a un impact clairement négatif sur les actions suisses, qui se négociaient déjà à plus de 16 fois les bénéfices 2015.
– Dans la mesure où le revirement de la BNS implique un QE à grande échelle de la BCE, les marchés de la zone euro devraient rebondir.
– Le yen pourrait s’apprécier si les investisseurs choisissaient de tester la détermination de la Banque du Japon à mettre un terme à la déflation. Les marchés pourraient mettre à l’épreuve les arrimages de monnaies pratiqués par d’autres banques centrales, à l’image de la couronne danoise ancrée à l’euro par la banque centrale danoise.
– Les emprunts d’Etat français et allemands pourraient subir certaines pressions vendeuses étant donné le fait que la BNS en achète de grandes quantités depuis le mois de décembre, même si le QE éventuel de la BCE est susceptible d’y remédier.
Source: Pictet
La Banque nationale suisse frappe un grand coup
23 janvier 2015