Christophe Donay
Au cours de la période qui a précédé la crise financière, plusieurs pays de la zone euro, encouragés par des conditions financières favorables et une forte croissance de la demande, avaient accumulé une importante dette intérieure. L’endettement du secteur privé pour l’ensemble de la zone euro était ainsi passé de 115% du PIB en 1999 à 164% du PIB à la mi-2019, et il se situait toujours à 160% du PIB au troisième trimestre 2017.
Des quatre plus grandes économies européennes, l’Allemagne est la seule à avoir vu son ratio d’endettement diminuer depuis 2000, tombant de 125% en 1999 à 108% au troisième trimestre 2017. La France a évolué en sens inverse, puisque la dette privée rapportée au PIB atteignait 192% au troisième trimestre 2017. En Espagne, après avoir atteint un pic à 218% du PIB mi-2010, l’endettement du secteur privé était retombé à 160% au troisième trimestre 2017. Malgré les progrès réalisés par le secteur privé dans l’assainissement des bilans depuis la crise financière et la crise de la dette souveraine en zone euro, les niveaux de dette privée restent très élevés dans certains pays, à plus de 120% du PIB. Stimulé par une activité économique soutenue et des conditions financières favorables, l’endettement des entreprises s’est à nouveau accru, augmentant la sensibilité à la hausse des taux d’intérêt. En effet, la dette du secteur privé en zone euro dépend pour près de deux tiers du secteur bancaire. Du fait de cette dépendance, la reprise en cours pourrait être l’occasion de parachever l’union des marchés des capitaux et d’aider les entreprises à diversifier leur financement entre dette et augmentation du capital. Il faut par ailleurs encourager les sociétés européennes à profiter de ces conditions économiques favorables pour reconstituer leur volant de fonds propres. Les décisions des gouvernements joueront également un rôle capital dans l’évolution de la situation de la dette en zone euro. Sachant que les taux d’intérêt devraient augmenter dans les années à venir, l’adoption de mesures macroprudentielles s’imposera pour éviter que l’histoire ne se répète.
La dette chinoise : un problème pour tout le monde
Selon nos estimations, l’endettement du secteur privé chinois s’élevait à 156 000 milliards de renminbis au troisième trimestre 2017, soit 194% du PIB du pays. Depuis fin 2008, la dette privée totale de la Chine a augmenté de 371%, et le ratio dette/ PIB de 91 points de pourcentage. La plus grande partie des émissions vient des entreprises non financières, avec 74% du total de la dette privée chinoise, soit 143% du PIB. Suivent les ménages et les administrations publiques (gouvernement central et autorités locales), dont la dette représente 51% et 45% du PIB, respectivement. Plusieurs raisons expliquent l’attention suscitée par la dette chinoise.
L’accumulation de la dette chinoise demeure préoccupante, mais la situation dans certains pays européens et aux Etats-Unis doit aussi être surveillée de près.
Premièrement, l’éclatement d’une bulle du crédit en Chine serait très lourd de conséquences. Car si, à 51%, l’endettement des ménages chinois rapporté au PIB compte parmi les plus faibles des grandes économies, la dette privée totale est l’une des plus élevées. Et une tourmente financière en Chine pourrait entraîner d’énormes turbulences sur les marchés. Deuxièmement, cette dette s’accroît à une vitesse fulgurante. Troisièmement, l’endettement des entreprises non financières est particulièrement inquiétant. A 143% du PIB, ce segment présente un endettement deux fois plus important que son homologue américain. Enfin, l’essor rapide du secteur flou et peu réglementé du système bancaire parallèle (shadow banking) dans la création de crédit en Chine suscite l’inquiétude. Pour autant, la dette chinoise présente des caractéristiques spécifiques qui limitent la vulnérabilité du système à un krach et qui la rendent durable sur une période bien plus longue qu’on pourrait le croire. D’abord, la dette chinoise est en très grande partie domestique. Fin 2016, la dette extérieure représentait moins de 5% de la dette chinoise totale, ou 12,7% du PIB, soit le niveau le plus bas parmi les grandes économies, en demeurant sensiblement inférieure aux niveaux observés au Mexique avant la crise du peso en 1982 ou dans d’autres pays asiatiques avant la crise financière de 1997. Ensuite, environ deux tiers de la dette d’entreprise non financière a été contractée par des entreprises publiques, dont les principaux créanciers sont des banques détenues par l’Etat. Dès lors que les deux parties aux transactions sont généralement contrôlées par le gouvernement chinois, les défauts de paiement sont rares, surtout quand les enjeux sont élevés. Reste que l’endettement ne peut continuer à augmenter sans conséquences. Il présente a minima un risque de mauvaise allocation du capital, assurant la survie de sociétés zombies aux dépens d’éléments plus viables de l’économie. Si le problème devait s’aggraver, la situation deviendrait impossible à gérer, même pour un gouvernement aussi dirigiste. Et sauf action immédiate visant à limiter l’augmentation de la dette chinoise, un «Moment Minsky» (autrement dit un effondrement soudain et massif des cours des actifs après une longue période de spéculation financée par l’emprunt) paraît inévitable à terme. Heureusement, les autorités prennent le problème au sérieux, et depuis le deuxième semestre de 2016, toute une série de mesures visant à brider l’endettement ont été introduites. Du côté des ménages, les efforts se concentrent sur le contrôle des prêts hypothécaires – composante majeure de la dette des ménages – , via la limitation des achats immobiliers spéculatifs. Dans le cadre de sa réforme axée sur l’offre, le gouvernement a également sensiblement réduit les surcapacités dans certains secteurs. Ainsi, les capacités de production du secteur de l’acier et de l’industrie charbonnière sont sur la voie d’une réduction de près de 10% depuis le pic atteint en 2015. Ces mesures ont sensiblement amélioré la profitabilité des autres sociétés et leur capacité à servir leur dette. Ces politiques, conjuguées à une augmentation du PIB nominal, se sont traduites par une décélération significative de l’accroissement de la dette privée chinoise depuis le deuxième semestre 2016. En outre, le gouvernement central s’attèle désormais au problème de l’endettement du secteur financier et du secteur public, via l’adoption de mesures visant à améliorer la transparence du système bancaire et un examen plus rigoureux des projets d’infrastructures des gouvernements locaux.
Si affirmer que le problème de la dette chinoise est résolu nous semble prématuré, force est de constater que les choses évoluent dans la bonne direction. Pour l’heure, la vigilance reste toutefois de mise.
Etats-Unis : forte augmentation de la dette publique et de la dette d’entreprise
L’endettement des ménages s’est sensiblement réduit aux Etats-Unis depuis la crise des subprimes, passant de 98% du PIB au premier trimestre 2008 à 79% au troisième trimestre 2017, selon les données de la Banque des règlements internationaux. Cette baisse repose toutefois sur une forte réduction de la dette hypothécaire, d’autres segments de l’endettement des ménages ayant en revanche continué d’augmenter, à commencer par les crédits automobiles et les prêts étudiants. La dette non hypothécaire est ainsi passée de 20% du PIB au deuxième trimestre 2013 à 21,6% au troisième trimestre 2017. La détérioration de la qualité du crédit et l’accroissement des défauts de paiement observés ces derniers mois ont suscité une certaine perplexité, en dépit d’améliorations sensibles sur le marché de l’emploi et dans l’économie en général. Ils confortent toutefois la perception d’un redressement inégal au sein des ménages américains. Certains n’ont connu qu’une augmentation marginale de leurs revenus et peinent déjà à rembourser les sommes dépensées par leurs cartes de crédit. Et la situation pourrait encore se détériorer puisque le taux de base (le taux d’intérêt minimum applicable aux emprunts de liquidités) augmente dans le sillage des relèvements de taux de la Réserve fédérale américaine (Fed). Avec un peu de chance, la hausse des taux d’intérêt sera compensée par une accélération et un élargissement de la croissance des salaires. Le resserrement des taux de la Fed met aussi en lumière la forte augmentation de la dette publique, qui est passée de 57,7% du PIB au quatrième trimestre 2007 à 97,0% au troisième trimestre 2017. La situation n’est pas encore alarmante compte tenu des taux d’intérêt très bas de cette dette. Selon le Bureau du budget du Congrès américain (CBO), le service de la dette ne devrait représenter qu’1,6% du PIB américain en 2018. Mais sans une stratégie rigoureuse de réduction, le déficit devrait dépasser les 5% du PIB en 2022, toujours selon le CBO. L’accélération de la croissance du PIB et de la productivité, le cas échéant, constituera la clé de voûte de la soutenabilité de la dette américaine, tant privée que publique. Il faut donc espérer que l’augmentation récente des investissements se traduira par un potentiel de croissance accru. Faute de quoi la Réserve fédérale pourrait se voir contrainte d’«amortir» cette dette d’une manière ou d’une autre – avec les conséquences très incertaines que cela implique.
Christophe Donay est Responsable de l’allocation d’actifs et de la recherche macroéconomique Pictet Wealth Management