1975-1985 : retour sur une erreur fiscale fatale
Revisiter l’histoire de la fiscalité du pays est un exercice facile et complexe à la fois. Facile car le droit fiscal est suffisamment documenté pour en décoder l’architecture juridique. Pourtant, la démarche est complexe, car la fiscalité s’inscrit d’abord dans l’économie et dans la politique. Ses repères sont donc contingents aux contraintes conjoncturelles et aux orientations que nos gouvernants ont voulu imprimer.
La mission des fiscalistes n’est, bien sûr, aucunement de dicter les orientations économiques aux décideurs politiques. Ces derniers sont seuls à posséder la légitimité des décisions. Chaque citoyen doit d’ailleurs s’y conformer, le droit fiscal étant d’ordre public. Pourtant, il convient de s’interroger sur une problématique incontournable : Comment le Royaume en est-il arrivé à mettre en œuvre une des fiscalités les plus lourdes d’Europe, tant pour les revenus du capital à risque que du travail ?
Intuitivement, notre pays aurait dû, comme le Grand-Duché de Luxembourg, faire de la fiscalité un outil de compétitivité et d’attractivité économique. De nombreuses raisons expliquent cette dissonance. Pourtant, à notre intuition, il y a un facteur qui prédomine tant il a, de manière décisive, conditionné l’économie du pays pendant un tiers de siècle. Il s’agit de l’interprétation de la conjoncture commise par les gouvernants des années septante, et plus précisément pendant les années 1977 à 1981.
En bonne intelligence (et supportés par l’ensemble des économistes), les gouvernants de cette époque considérèrent les crises du pétrole comme un phénomène circonstanciel et non structurel. Malheureusement, le prix de l’énergie masqua une réalité qui apparaît aujourd’hui, avec le recul du temps, éclatante : la mutation d’une économie manufacturière vers une économie de services, c’est-à-dire le déplacement partiel de l’économie du pays du secteur secondaire vers le secteur tertiaire. Ceci étant, personne n’aurait pu appréhender la profondeur des mutations de l’économie et nos gouvernants ont collectivement tenté de répondre de manière optimale à des situations inédites. Il fallait, par exemple, répondre à un accroissement eschatologique du chômage. Le hiatus était compréhensible, car les économies occidentales avaient traversé, pendant près de 30 ans, une période de croissance ininterrompue, correspondant à la reprise économique d’après-guerre. Nos gouvernants choisirent de mettre en œuvre une politique budgétaire keynésienne, caractérisée par des dépenses publiques importantes destinées à stimuler l’activité économique.
Le scénario économique était – il est vrai – inconnu : la stagflation, c’est-à-dire une combinaison de stagnation et d’inflation. Malheureusement, la réponse keynésienne fut inadaptée : elle alimenta l’inflation sans extirper la stagnation. Au lieu de stimuler l’activité économique, les politiques de dépenses publiques des années septante entrainèrent le pays dans un désordre économique sans précédent. Elles conduisirent à des déficits budgétaires à deux chiffres, à un endettement public qui culmina à 130% du PIB, à une inflation hors de contrôle et à des dévaluations successives.
A partir d’un certain seuil, la dynamique financière conduisit au fameux effet « boule de neige », c’est-à-dire l’accroissement exponentiel de la dette. Face à une solvabilité ébranlée, les pouvoirs publics n’eurent d’autre choix que de financer ces déficits budgétaires par un appel massif à l’emprunt. Ces emprunts furent, pour partie, placés à l’étranger, mais dans une mesure réduite car la gestion de l’Etat belge ne suscitait ni enthousiasme, ni conviction de solvabilité.
Le choix obligé fut donc de faire appel à l’épargne nationale, par des émissions d’emprunts à répétition. Le volume de ces derniers fut tel qu’il assécha le marché des capitaux au détriment des investissements productifs, c’est-à-dire du capital à risque. La bourse de Bruxelles fut d’ailleurs, à l’époque, désertée. Ce phénomène, qualifié de squeeze-out dans la terminologie économique anglo-saxonne, entraina deux conséquences sérieuses.
Tout d’abord, le taux d’intérêt des emprunts d’Etat belge dut être majoré d’une prime (afin de couvrir les risques de dépréciation du franc belge et le risque de solvabilité inhérent à l’Etat belge), au détriment global des pouvoirs publics.
Ensuite, le rendement du capital à risque, déjà écorné par les poussées inflationnistes et une fiscalité lourde, ne fut plus suffisamment attractif en comparaison des placements sans risque. Les besoins d’emprunts de l’Etat furent d’ailleurs tels qu’il fut forcé d’octroyer des avantages particuliers, comme un précompte mobilier réduit, aux emprunts d’Etat. Des emprunts à avantages fiscaux particuliers, tel le mémorable emprunt 81-91, furent nécessaires. Ces décisions fiscales paraissent, de nos jours, anodines. Elles entraînèrent pourtant des conséquences en spirale : c’est bien la nécessité d’avantager fiscalement la souscription des emprunts d’Etat qui conduisit à pénaliser la fiscalité des revenus d’actions. Différentes mesures imaginées par le Sénateur Etienne Cooremans, comme les actions AFV et les souscriptions Monory-De Clercq, habilement mises en œuvre sous le gouvernement Martens-Gol, pallièrent cette situation, mais sans entraîner de renversement structurel de tendances. Concomitamment, les pouvoirs publics décidèrent d’augmenter les impôts en poussant les feux fiscaux jusqu’à des seuils confiscatoires. L’impôt des sociétés, par exemple, approcha le niveau fatidique de 50%. Ceci fut mis en œuvre sans compter que l’impôt taxait déjà l’inflation (elle-même alimentée par le déficit budgétaire), c’est-à-dire le maintien des capacités de production. La fiscalité excessive a anémié l’économie. Elle l’a même, peut-être, tirée en arrière.
La Belgique répondit de manière introvertie à la crise économique, en privilégiant la répartition collective au détriment de la prise de risque. Cette période grise est désormais derrière nous. L’entrée de la Belgique dans la zone Euro fut, à cet égard, réussie et disciplinante. Mais l’important est que ces révolutions fiscales ne soient pas, au sens étymologique, un retour au point de départ, c’est-à-dire le prélude à des compensations taxatoires qui en gommerait l’effet bénéfique, d’autant qu’un nouveau scénario de stagflation est annoncé par certains économistes. La fiscalité est, dans cette perspective, un facteur essentiel de redistribution sociale. Elle reflète une certaine vision de la communauté. Mais ses excès peuvent inhiber, voire stériliser, l’entreprise humaine. Des impôts trop lourds conduisent immanquablement au dirigisme économique. Une fiscalité outrancière absorbe l’énergie dans l’Etat et use ses agents économiques. Elle ligote le progrès. Elle rend l’économie administrative et refoule l’envie de prise de risque.
Le vrai contrat social de la fiscalité, c’est celui de l’aptitude à la prise de risque. Elle exige donc une confiance dans une économie de marché solidaire