Sur des vieilles lunes, des colombes hébétées, des investisseurs nerveux et encore beaucoup d’autres curieux personnages de notre monde
Le virage à 180 degrés que le président de la banque centrale américaine a pris dans ses derniers commentaires n’a été que très modérément apprécié par les marchés financiers. En réalité, Jerome Powell n’a fait que reconnaître l’urgence de corriger ses déclarations antérieures, basées sur une analyse obsolète – qui aurait (peut-être) été pertinente en d’autres temps. Notre satisfaction, teintée de soulagement, d’avoir eu raison ne peut évidemment pas effacer les ravages financiers des commentaires excessivement durs que le président de la Fed s’est complu à proférer, en septembre 2018, sur la nécessité de continuer à relever le taux d’intérêt directeur américain. Des pertes totalement inutiles qui n’ont pu être récupérées qu’après plusieurs mois.De nouveaux resserrements de la politique monétaire, par une hausse du taux directeur et/ou une réduction du bilan de la banque centrale, sont ainsi soudainement remis au placard. Tout homme raisonnable l’estimait pourtant nécessaire depuis longtemps.Le « faucon » de septembre 2018 revêt à présent les habits d’une « colombe », en perdant au passage plusieurs plumes à son chapeau. Un tel comportement le rapproche plutôt d’une autre créature ailée, en l’occurrence le loriot. Dans le contexte actuel de déstabilisation géopolitique, nous avons besoin pourtant d’une banque centrale faisant preuve d’une détermination tranquille dans son analyse avant d’en tirer des conclusions nuancées.
Entre-temps, la probabilité d’une baisse du taux directeur aux États-Unis a fortement augmenté. De rien, elle est passée à présent à 50 % (et plus) pour une réduction de ce taux à partir de septembre 2019. Et les observateurs semblent de plus en plus persuadés que le dernier relèvement intervenu n’était sans doute pas nécessaire.
Les gouverneurs de la Fed restent pourtant prêts à dégainer, toujours obsédés par leurs vieilles lunes. Ils continuent à craindre en effet que les augmentations salariales récentes se traduisent tôt ou tard par une hausse de l’inflation. Et avouent ne pas comprendre pourquoi cette transmission n’a toujours pas eu lieu. À cette interrogation, nous répondons par cette question : dans ces conditions a-t-on encore besoin d’une banque centrale ?
La perspective d’une baisse du taux d’intérêt à court terme, au cours du quatrième trimestre de 2019, s’est traduite déjà par un net recul des taux longs américains. Cela n’étonnera personne. Primo, le risque d’un dérapage de l’inflation s’amenuise sans cesse, si bien que les obligations à long terme intègrent cette donnée par des cours en hausse (et donc des taux en baisse). Secundo, les taux d’intérêt à long terme ne sont jamais que l’agrégat des taux d’intérêt à court terme successifs attendus. L’accélération du repli de ces derniers s’est ainsi traduite par un net recul des taux d’intérêt à long terme.
Cet effet mécanique produit à présent une inversion de la courbe des taux. En clair, la différence entre les taux à long et à court terme est passée légèrement en territoire négatif. Un tel écart est associé depuis des lustres à un risque accru de récession économique imminente. Cet indicateur financier a réussi en effet à prédire chaque récession des 40 dernières années.
Cette inversion de la courbe des taux a donc provoqué, vendredi dernier, un certain effroi sur les bourses mondiales. Mais précisons tout de même que l’indicateur est à l’orange, et pas au rouge. Pour constituer un véritable signal annonciateur de récession, il faut que le taux à 1 an soit supérieur de plus de 12 points de base au taux à 10 ans. Ajoutons à cela que la situation actuelle n’est pas du tout comparable aux conditions prévalant au cours de 4 décennies précédentes. Actuellement, les taux d’intérêt à long terme reculent surtout sous le coup d’un affaiblissement continu des perspectives conjoncturelles dans la zone euro, ce qui enfonce toujours plus profondément le loyer de l’argent sur le Vieux Continent. Le 22 mars, les taux des obligations allemandes, pour toutes les durées, sont devenus négatifs après la publication de chiffres PMI particulièrement décevants pour l’économie de nos voisins à l’Est. Cette déconvenue a fait plonger les taux d’intérêt partout dans le monde.
L’indicateur IFO plus large, qui a été publié le 25 mars, a nuancé quelque peu ces sombres perspectives avec un chiffre meilleur que prévu, ce qui a fait remonter (un tantinet) les taux d’intérêt en question.
Une succession aussi erratique de paramètres économiques indique surtout que l’économie européenne est quasi au bord de la récession. Un tel scénario s’explique par plusieurs facteurs externes, comme les révisions à la baisse des prévisions de croissance en Chine, mais aussi, et surtout, l’austérité budgétaire et l’incidence négative de la réglementation bancaire dans la zone euro.
Les autorités chinoises ont cependant instauré des stimulants économiques considérables pour doper la croissance de leur pays à partir du second semestre de 2019. Certes, comme on le craint à présent, les négociations commerciales avec les États-Unis pourraient déboucher sur la confirmation des droits de douane jusqu’à ce que la Chine démontre effectivement sa volonté d’ouvrir son économie. Mais cela ne ferait que reporter le redressement de sa croissance économique.
Cette accélération n’aurait toutefois qu’un temps. Une croissance soutenue ne sera durable que si les autorités chinoises réussissent effectivement à restructurer fondamentalement leur tissu économique afin d’absorber l’inévitable contre-choc démographique. Des perspectives de croissance économique solide se dessinent beaucoup plus clairement du côté des États-Unis et de l’Inde.
Quant à la zone euro, elle est toujours plus en butte à la menace d’un Brexit sans accord. Toute solution constructive semble s’éloigner à mesure que l’échéance approche. Certes, si les élections européennes étaient tombées à une autre date, la pression du temps aurait été moindre. Mais, pour l’heure, tout report du Brexit effectif au-delà du 26 mai paraît illusoire.
En définitive, il aurait été (beaucoup) plus facile d’élaborer une solution au problème nord-irlandais. Au niveau douanier, cela ne pose en tout cas aucun problème. Il n’est pas nécessaire en effet d’instaurer une frontière « dure » (physique) entre l’Irlande du Nord et la République d’Irlande pour surveiller le transport des marchandises entre les deux pays. La numérisation des obligations douanières peut parfaitement le garantir, sans risque de fraude. Le transport des personnes n’est pas plus un problème. Entre les deux parties de l’île vert émeraude, il existe en effet une « mini » convention de Schengen qui n’est pas mise en péril en cas de Brexit.
Mais, au Royaume-Uni, on semble refuser toute solution. Les politiciens locaux voient surtout le Brexit comme une chance inespérée de se profiler en vue des prochaines élections britanniques.
L’ambitieux Boris Johnson réussit, comme nul autre, à ciseler des slogans populistes qui parlent aux tripes de ses concitoyens anglais. Biographe de Winston Churchill, il connaît la force d’un « bon mot » lancé au bon moment. Sa dernière saillie, à la veille du référendum, a sans doute permis aux Brexiters de remporter la victoire sur le fil. Il faut bien reconnaître que « Let this be our independence day » a le don de titiller les sentiments patriotiques de tout un chacun.
Aujourd’hui, il pousse le bouchon de la grandiloquence encore un peu plus loin. Il convoque rien moins qu’une célèbre figure biblique dans son appel pathétique aux dirigeants de l’Union européenne : « Let our people go ». Comme Moïse l’avait fait à l’adresse du pharaon sur un ton menaçant.
Le terreau populiste de la démocratie avait été pressenti il y a plus de deux cents ans déjà par Alexander Hamilton. « La démocratie est un magnifique système politique », disait un des premiers hommes politiques américains dignes de ce nom : « il suffit de rassembler suffisamment d’idiots pour former une majorité… ».
Stefan Duchateau