Massimo BALDUCCI
La quantité de ressources qui vont être mobilisées par faciliter la reprise et la résilience (EU Resilience and Recovery Fund et les autres ressources financières mises à disposition dans ce cadre) est énorme. On peut la comparer à la quantité de ressources activées par le plan MARSHALL tout de suite après la Seconde Guerre Mondiale. Dans certains pays, considérant leur PNB, l’Union Européenne va même investir des sommes supérieures à celles du plan Marshall. C’est le cas de l’Italie où le plan MARSHALL avait fait des investissements d’environ 12% de son PNB. L’EU, par contre, investira environ 19% du PNB italien. On peut se demander si cet investissement de l’EU aura un impact comparable à celui qu’a représenté le plan MARSHALL ? Est-ce qu’il aura surtout un impact positif ou bien créera-t-il des conséquences négatives non anticipées prévalant sur tout effet positif ?
L’activité de compliance devra probablement jouer un rôle-clé afin d’émousser et d’ajuster toute conséquence négative imprévue. En ceci l’expérience du plan MARSHALL peut fournir un cadre de référence fort utile. Tant comme exemple négatif (c’est-à-dire pour ce qu’il convient de faire différemment du plan Marshall) que comme exemple positif (c’est-à-dire ce que l’UE devrait faire de façon similaire au plan Marshal).
Que faudrait-il faire différemment du plan MARSHALL? En fait l’évaluation et la supervision. Dans le cadre du plan MARSHALL, et sous l’action de son organe de gestion établi à Paris (l’European Cooperation Administration), l’activité de supervision était assurée par un grand nombre d’inspecteurs qui utilisaient tout à la fois des standards d’évaluation professionnels et des critères d’évaluation inspirés par la perspective politique de la puissance gagnante. Dans le cas présent, il faudrait pouvoir tirer parti du patrimoine de savoir-faire et de compétences accumulés au niveau UE avec le développement et la mise en œuvre des fonds structurels et de cohésion. Sans toutefois sous-estimer la difficulté additionnelle dérivant du fait que les ressources mises actuellement à disposition des États membres sont bien supérieures à celles disponibles pour les fonds structurels et les fonds de cohésion. Alors que ces dernières s’élèvent à environ 30% du budget annuel de l’UE, les ressources libérées pour le Resilience and Recovery Fund s’élèvent à environ 6 fois le budget annuel de l’UE. De plus tous les États Membres sont appelés à en bénéficier alors que les fonds structurels et de cohésion ne concernent qu’un nombre limité d’États membres. Dans ce contexte, pour éviter une guerre opaque et silencieuse mais tout aussi mortelle, conduite dans les arcanes de la bureaucratie européenne de Bruxelles et de son réseau de comitologie, il faudrait veiller à élargir de manière substantielle le staff chargé de la supervision tant au niveau des fonctions d’évaluation que de compliance.
Le plan MARSHALL pourrait, par ailleurs, donner des indications sur ce qui peut/doit être fait afin de maximiser les impacts positifs et de minimiser les conséquences négatives. À ce niveau nous analyserons rapidement ci-dessous deux ingrédients utiles du plan MARSHALL: la “capacity building” et la “coordination”.
Renforcement des capacités
L’impact du plan MARSHALL peut être subdivisé en deux composantes principales. D’un côté, il y a les ressources rendues disponibles pour relancer les processus économiques qui avaient été endommagés par les actions de guerre. Il s’agissait essentiellement de rétablir la situation d’avant la guerre. D’autre part, le plan MARSHALL ne s’est pas contenté de limiter son action à un simple rétablissement de la situation antérieure ; son action tendait aussi à développer un système économique plus avancé, plus moderne. Ce type d’activité est aujourd’hui connu sous le terme de capacity building; il s’agit d’une approche spécifiquement développée dans le cadre du plan MARSHALL. Nous évoquerons rapidement ici trois principales activités de capacity building. Tout d’abord l’effort de développer un management professionnel qui ne soit pas forcément lié à la propriété de l’entreprise, en prenant comme point de référence ce qu’avait déjà développé dans les années 30 la Sloan School of Management au MIT. L’INSEAD de Fontainebleau et les très populaires masters in business administration de notre époque remontent à cette politique de capacity building mise en œuvre par le plan MARSHALL. À noter incidemment qu’en Allemagne cette politique s’avéra un échec en raison du fait que la culture de la cogestion (Mitbestimmung) y avait déjà sérieusement scindé la propriété du management. Un deuxième secteur d’activité de capacity building est représenté par les efforts de promouvoir le développement de supermarchés et de la grande distribution dans le secteur alimentaire. En Italie, la première chaine de supermarchés alimentaires (ESSELUNGA) fut développée grâce au soutien du plan MARSHALL. Une grande distribution non alimentaire était, en effet, apparue en Europe au début du 19e siècle avec les Galeries La Fayette en France et la chaine Prisunic, suivies en Italie par les magasins UPIM (Unico Prezzo Italiano Milano). Cette grande distribution commerciale ne concernait toutefois pas le secteur alimentaire. Dans ce cas, la politique de capacity building du plan MARSHALL avait aussi une motivation “politique”, à savoir entrer en compétition avec les coopératives de consommateurs gérées surtout par les syndicats de gauche.
La politique de capacity building tendait, en outre, à diffuser une culture du travail organisé selon des procédures claires (working by processes) en promouvant le développement et l’impression de manuels d’instructions opérationnelles.
Coordination
Alfonso ZARDI, ancien haut fonctionnaire d’une importante institution européenne, m’a récemment fait noter que l’European Cooperation Administration, c’est-à-dire le staff managérial en charge de gérer le plan MARSHALL, avait entrepris un effort profond de coordination. En préfigurant d’une certaine manière un réseau de chaines de valeur (value chains’ network), cet effort de coordination assurait l’intérêt mutuel et l’utilité réciproque des systèmes économiques des Etats bénéficiaires du plan MARSHALL ainsi que l’autonomie de ces économies en quelque sorte intégrées vis-à-vis des membres du Comecon.
Ces politiques de “capacity building” et de coordination mises en place par l’European Cooperation Administration étaient, en substance, fondées sur l’effort de diffuser la culture d’une organisation de travail par processus (working by process), en tant qu’outil de modernisation de la culture de la hiérarchie sur laquelle s’appuyaient les économies européennes d’avant-guerre.
Le développement d’un management professionnel à travers un processus de formation représentait un pas en avant par rapport au management lié à la propriété. La grande distribution est basée sur des processus logistiques. La coordination est obtenue par un réseau de processus de chaines de valeur. Les manuels d’instructions étant les outils élémentaires de ce management par processus.
Le Resilience and Recovery Fund, tout comme le plan MARSHALL, ne vise pas seulement à relancer l’économie européenne après le blocage causé par la pandémie du Covid 19 mais aussi à améliorer la situation pré-pandémique. Les objectifs du Resilience and Recovery Fund sont d’établir une économie européenne verte et digitalisée. À la différence du plan MARSHALL, il ne laisse toutefois pas la place à des politiques de “capacity building” et de “coordination”. Il n’y a pas non plus de place pour quelque effort que ce soit de promouvoir la culture de l’organisation par processus comme pas en avant pour dépasser la culture de la hiérarchie. Et ce, malgré que, pour être digitalisées, nos économies auraient d’abord besoin d’être réingéniérisées suivant des processus. Pour devenir “vertes”, nos économies ne doivent pas seulement remplacer l’énergie fossile par de l’énergie renouvelable ; elles ont besoin d’être mieux coordonnées et rationalisées, c’est-à-dire qu’elles doivent être perçues et gérées comme un réseau de processus. Sur la base de mon expérience, je me sens en droit d’affirmer que la culture par processus n’a pas trouvé d’ancrage dans les pays latins d’Europe, et ce non seulement en Italie ou en Espagne mais également en France. L’administration publique française a des difficultés à mettre en œuvre une comptabilité analytique ou une comptabilisation de ses coûts. Et ceci simplement parce que la comptabilité analytique implique des processus de travail bien établis et formalisés qui n’existent pas dans l’administration française mais bien dans l’administration allemande, hollandaise ou flamande.
Pour ne pas mentionner le fait que pour une compliance effective dans l’utilisation des ressources du Recovery Fund la culture des processus est pratiquement un prérequis indispensable.