François Villeroy de Galhau
Lors du Forum Fintech tenu à Paris le 12 octobre 2020 , le sujet abordé était la finance digitale et la Fintech en Europe. à cette occasion, nous partageons ici le discours de François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France et Président de l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution.
« Nous mesurons à quel point les nouvelles technologies sont des facteurs de continuité et de stabilité dans cette crise. Cher Cédric, vous en êtes évidemment le premier convaincu. Je veux saluer aussi Alain Clot, Président de France Fintech et bien sûr Robert Ophèle, Président de l’AMF, avec laquelle nous organisons ce Forum. Votre présence parmi nous, Monsieur le Ministre, atteste de l’engagement des pouvoirs publics en faveur des Fintechs. Et c’est mon premier message ce matin : la Banque de France et l’ACPR sont également pleinement investies dans l’accompagnement des Fintechs. Et ensuite je vous dirai comment nous entendons agir dans la révolution digitale des paiements.
I. La Banque de France et l’ACPR au service des Fintechs
Commençons donc par une question à laquelle je tiens, et sur laquelle il ne doit pas y avoir la moindre ambigüité entre nous : pourquoi la Banque de France et l’ACPR accordent-elles de l’importance aux Fintechs ? Parce que celles-ci sont un élément essentiel pour le secteur financier : elles apportent de la créativité et comprennent les nouveaux besoins rapidement. Et elles valorisent le savoir scientifique et technologique français : intelligence artificielle, cryptographie, registres distribués, etc. Quel que soit leur mode d’intégration dans le secteur financier – coopération ou compétition avec les acteurs établis – elles rendent ce secteur plus dynamique. C’est vrai aussi face à l’émergence dans les services financiers des Bigtechs qui aiment parfois moins la compétition. Ce que je vous dis là n’est pas pour faire plaisir aux Fintechs présentes. C’est une conviction et c’est un engagement, de ma part et de la part de toute l’ACPR.
Mais alors, direz-vous, que faites-vous concrètement pour accompagner les Fintechs dans leur développement ? En préambule permettez-moi de rappeler que la Banque de France est doublement engagée auprès des Fintechs au titre de ses missions de services à l’économie – auprès des entreprises et PME – et de stabilité financière. Notre rôle, comme banque centrale et superviseur, est de réconcilier confiance et innovation. Si vous m’autorisez une métaphore empruntée à l’histoire du chemin de fer qui fut d’abord au 19ème siècle une innovation majeure mais non sans risques, notre rôle consiste à éviter que le train déraille et à donner envie aux passagers d’y aller sans crainte. Nous devons donc promouvoir l’innovation mais aussi la confiance dans les innovations.
À la Banque de France, nous avons pris plusieurs initiatives pour promouvoir l’innovation. Nous avons nommé un correspondant start-up au niveau national [Maurice Oms] et nous aurons bientôt des correspondants start-up dans les capitales régionales de la French Tech. Le laboratoire d’innovation de la Banque de France, le Lab, collabore avec de nombreux acteurs. Cette année, nous avons inauguré une implantation à Singapour, haut lieu des Fintechs. Enfin, récemment, Paris a été choisie pour accueillir, en tandem avec Francfort, l’antenne européenne de l’Innovation Hub de la BRI.
À l’ACPR, nous faisons le maximum pour faciliter les contacts avec les Fintechs, à tous les stades. D’abord, il y a un point d’entrée unique : le Pôle Fintech-innovation. Depuis 2016, il reçoit et oriente chaque année 100 à 150 porteurs de projets pour les aider à affiner les premières esquisses avant la présentation éventuelle d’un dossier d’autorisation. Ensuite, la procédure d’autorisation est simplifiée, avec un portail digital, et nous avons adapté certaines procédures aux changements actuels : une procédure allégée post-Brexit en 2019 et une procédure simplifiée pour un grand nombre de prestataires de services de paiement (PSP) en 2020. Au-delà, dans le contrôle quotidien, nous appliquons la règlementation avec proportionnalité. Par exemple, pour les établissements de petite taille, nous acceptons le cumul sur une même personne de plusieurs fonctions clés. Autre exemple, dans le cadre de la transposition de la deuxième directive européenne sur les services de paiement (DSP2) en 2018, les tiers prestataires de paiement – qui ne possèdent pas des fonds de clients – sont soumis à un reporting annuel allégé. Cependant, la proportionnalité n’exclut pas l’exigence, notamment sur la lutte anti-blanchiment. Le principe général de neutralité « same activity, same rule » doit s’appliquer. C’est dans l’intérêt même des Fintechs de les aider à appliquer le cadre réglementaire.
Nous voulons aussi aider lors de la mise en place de nouvelles règles. Dans le cadre de la DSP2, l’ACPR a été la première autorité en Europe à délivrer les autorisations pour les services d’initiation et d’agrégation. Au total, elle a autorisé plus d’une vingtaine d’acteurs à proposer ces nouveaux services depuis 2018. Elle s’est également investie dans l’accompagnement de l’open-banking en veillant à ce que tous les acteurs puissent travailler conjointement au déploiement des APIs.
Les 8 ateliers de cet après-midi, animés par des experts issus de presque toutes les directions de l’ACPR, témoignent de notre effort de pédagogie. Mais si nous pouvons faire encore mieux et plus, dites-le nous aujourd’hui.
Je termine avec un focus sur le Forum Fintech ACPR-AMF qui nous réunit aujourd’hui. Créé en 2016, c’est une instance de dialogue que nous cherchons à rendre la plus efficace possible en créant, chaque fois qu’il le faut, des groupes de travail ciblés pour faire avancer concrètement quelques sujets clés. Sur l’intelligence artificielle, la task force de 2018 a abouti à un premier rapport qui a donné lieu ensuite à des expérimentations avec les acteurs volontaires, qui se poursuivront sous de nouvelles formes l’année prochaine. Ces travaux préfigurent des principes de gouvernance des algorithmes d’IA. Le groupe de travail sur l’identification à distance des clients a abouti à des modifications règlementaires cette année. Nous appuyons désormais les efforts de l’ANSSI pour publier le référentiel qui permettra la pleine mise en œuvre de ces modifications. Enfin, nous avons monté deux groupes de travail avec les acteurs du secteur des crypto-actifs. Le premier, dont le rapport a été publié mercredi dernier, fait un état des lieux des méthodes de lutte contre le blanchiment des capitaux des prestataires de services sur actifs numériques (PSAN) : il met en lumière le potentiel de la blockchain à tracer les transactions et esquisse les pistes techniques pour atteindre la transparence des virements électroniques préconisée par le GAFI. Le second a pour ambition de faire dialoguer les PSAN et les acteurs bancaires afin de faciliter l’accès des entrepreneurs du secteur des crypto-actifs aux comptes et aux services bancaires dont ils ont besoin.
II. La révolution digitale dans les paiements
Je veux désormais évoquer un sujet très lié aux Fintechs : les paiements à l’heure du digital. Les innovations dans les paiements rebattent les cartes de la répartition classique entre monnaie de banque centrale et monnaie de banque commerciale. Nos concitoyens utilisent de moins en moins d’espèces, donc de moins en moins de monnaie centrale, et de plus en plus de paiements sans contacts. Par ailleurs, l’écosystème européen des paiements est devenu très dépendant d’acteurs non européens – aujourd’hui les systèmes mondiaux de paiement par carte et demain les Bigtechs –, avec pour corollaire un faible contrôle de leur gestion des données personnelles. En parallèle, le développement des crypto-actifs et surtout des « stablecoins » pourrait prétendre se substituer aux monnaies de banque centrale et de banque commerciale, bien qu’ils n’offrent pas les mêmes garanties en termes de liquidité, de continuité de service et de neutralité.
Dans ce contexte, l’Europe doit développer une stratégie des paiements. Je l’ai souvent souhaité, depuis deux ans. Récemment, nous avons fait des progrès décisifs grâce à l’implication forte de la BCE et de la Commission. Désormais, nous devons mettre en œuvre, « délivrer », et il y a urgence dans les deux années qui viennent. Cette stratégie combine en particulier trois éléments :
1/ Une régulation européenne sur les « stablecoins » : la Commission européenne a publié le 24 septembre son projet MiCA, qui nous paraît une bonne base pour concilier l’innovation avec la protection des consommateurs et la stabilité financière.
2/Une accélération européenne sur la monnaie digitale de banque centrale (MDBC), « l’euro digital ». Nous ne l’avons pas encore décidé, mais nous devons être en situation de le décider si nécessaire, et dès que nécessaire. La Banque de France a engagé la première un programme de 8 expérimentations avec notamment certaines Fintechs sur une MDBC « wholesale » pour améliorer le fonctionnement des marchés financiers et des institutions. Si nécessaire, l’Eurosystème pourrait décider d’émettre une MDBC « retail », pour assurer l’accessibilité de la monnaie de banque centrale pour le grand public, en particulier dans les pays où l’utilisation des paiements en espèces décline. La BCE a créé une task-force de haut niveau dont nous avons publié le rapport il y a dix jours. Nous allons désormais engager une consultation publique qui démarre aujourd’hui, étudier toutes les questions réglementaires et techniques et commencer des expérimentations au sein des banques centrales nationales – la Banque de France en sera un contributeur actif. D’ici mi 2021, l’Eurosystème décidera s’il lance un projet d’euro digital, qui commencerait par une phase d’investigation. Une remarque de vocabulaire au passage : on entend parfois parler de crypto-monnaie ; le terme est une contradiction même. Il y a soit une monnaie, avec toutes ses fonctions et une garantie publique, soit des crypto-actifs privés. Mais il n’y a pas de crypto-monnaies.
3/ Une mobilisation européenne sur les infrastructures de paiements privés grâce à l’implication notamment des grandes banques européennes dans le projet « European payments infrastructure » (EPI). Nous devons absolument aller au-delà des actuels systèmes nationaux, pour offrir des solutions transfrontières et une marque paneuropéenne. Il n’y a aucune contradiction entre la MDBC et EPI. Nous pourrions très probablement avoir besoin des deux. Cette complémentarité entre monnaie publique et monnaie commerciale vient d’être soulignée par la BRI dans son rapport public vendredi. Je souhaite donc que nous construisions un partenariat public/privé. Les impacts possibles sur le secteur bancaire et la stabilité financière pourraient être maîtrisés par divers moyens : par exemple en faisant distribuer cette monnaie de banque centrale Retail par les banques, au plus près des particuliers ; et en limitant la quantité d’euro digital en circulation pour empêcher un mouvement excessif de conversion de monnaie de banque commerciale déposée en MDBC.
Je veux redire en conclusion une conviction : les Fintechs ne sont plus un monde à part dans la sphère financière. Elles transforment les pratiques des institutions financières, leurs relations avec les clients – on le voit bien avec les paiements –, mais aussi les relations avec les autorités de contrôle : les nouvelles technologies sont utiles pour enrichir les méthodes de prévention et de gestion des crises, mais aussi pour optimiser le métier de superviseur. Nous parlons de Regtech et de Suptech. L’ensemble de ces dimensions seront prises en considération dans le prochain plan stratégique de la Banque de France « Construire ensemble 2024 ». »