Flashé à grande vitesse
Cet événement vous a sans doute échappé. Il risque même de rester enfoui à jamais sous le déluge d’autres informations sur la crise sanitaire et les développements géopolitiques, la multitude de données économiques et le feu d’artifice boursier qui nous a été offert récemment, avec, dans les premiers rôles, les résultats des entreprises du trimestre écoulé.
Nous profitons donc de la torpeur actuelle (et temporaire) sur le front économique pour mettre en lumière une performance singulière. Le 23 août 2021, l’indice Dow Jones return a clôturé à 4.257.666 points ou dollars US si cela vous parle plus puisque cet indice, lancé il y a 125 ans, a affiché pour sa première séance 40,94 US $ (de l’époque). Cela correspondait à la valeur d’un panier de douze actions1, choisies parmi les plus grandes entreprises américaines à ce moment-là.
Graphique 1 : Évolution de l’indice Dow Jones return
Plus de 4 millions de points ? Non, vous n’avez pas mal lu. Certes, les médias annoncent actuellement un niveau de 35.335 points. Une valeur record, mais ce nombre ne renvoie qu’à l’indice Dow Jones prix, ce qui exclut une partie importante des revenus. Même si les dividendes versés2 paraissent très faibles actuellement par rapport aux cours des 30 actions comprises à présent dans cet indice, ils constituent tout de même un composant très important de la constitution de patrimoine. En réinvestissant systématiquement ces dividendes, l’on peut estimer beaucoup mieux la valeur ajoutée réelle des investissements en actions sur le long terme. Si ce résultat semble très impressionnant, il n’était en tout cas nul besoin d’avoir une capacité de prédiction prodigieuse ou d’avoir un nez particulièrement fin pour sélectionner des actions individuelles. Il suffisait de choisir les entreprises les plus représentatives3 et de revoir cette sélection de manière régulière et approfondie4.
Si l’indice Dow Jones prix culminait lundi au-delà des 35.000 points, cette valeur n’est en définitive pas si impressionnante que cela après avoir démarré à 40,94 le 26 mai 1896. Cette progression ne représente en effet « qu’ » un rendement annuel de 5,47 % en termes nominaux. Après correction de l’inflation, il tombe même à 2,61 %. Ce faisant, le pouvoir d’achat réel des 40,94 dollars initiaux a été multiplié par 25, mais ce n’est qu’une maigre compensation pour les risques pris sur une période de 125 ans. L’histoire financière a suivi en effet au siècle dernier un parcours très chaotique, avec deux guerres mondiales destructrices, une série de crises bancaires, une palanquée de récessions, dont la Grande récession de 2008-2009 a laissé des traces profondes et la Grande dépression traumatisante dans les années 1930, qui n’avait d’ailleurs rien à voir avec le krach boursier de 1929. La longue stagnation des cours boursiers entre 1966 et 1981 et, plus récemment entre 2001 et 2012, s’est avérée une guerre d’usure où la patience des investisseurs a été testée à l’extrême. Un véritable chemin de croix.
Et pourtant, les marchés efficients offrent une compensation à tout qui fait preuve de la patience nécessaire. La véritable force du Dow Jones (ou tout autant du S&P Composite ou du Nasdaq plus volatile) s’exprime en effet lorsqu’on y intègre également les dividendes (réinvestis). Dans ce cas, le résultat annuel grimpe à 9,35 % en termes nominaux et à 6,49 % en termes réels. Le pouvoir d’achat de 1 dollar, investi initialement dans le Dow Jones en 1896, est ainsi multiplié par pas moins de 3 0005. On peut en déduire les returns annuels moyens de 8 % (environ) que nous observons depuis le début des années 1800 et qui sont, il est vrai, soumis à de très amples fluctuations intermédiaires. Ces dernières traduisent en fait l’existence de risques à court terme. Cependant, à plus long terme, on s’expose à un risque bien plus important, en particulier celui de passer à côté du potentiel haussier à long terme en essayant vainement d’éviter les variations à court terme.
Au cours de la période la plus récente (de 1991 à nos jours), cette success-story s’est poursuivie. Et, au lieu de se reposer sur leurs lauriers, les indices américains (et cette fois également les européens) sont même passés à la vitesse supérieure au cours des 18 mois écoulés. Sur le grand plateau, cette fois.
Graphique 2 : Évolution de l’indice des actions aux États-Unis, en Europe et dans le monde (évolution des prix en euros)
Un investissement initial de 100 euros dans un portefeuille largement diversifié d’actions européennes vaut à présent 1 350 euros. Un investissement dans un panier mondial d’actions a rapporté plus de 1 400 dollars, alors qu’une sélection représentative d’entreprises américaines a grimpé à 2 700 euros.
On remarque à cet égard que l’indice d’actions européennes a encore été (largement) battu sur cette période par des investissements à rendement fixe en obligations d’État italiennes, espagnoles ou portugaises à moyen ou long terme. Cela indique que la force haussière sur les marchés d’actions en Europe a été surtout alimentée par des taux d’intérêt toujours plus bas, et non par une progression des résultats des entreprises. Aux États-Unis, les deux forces ont soutenu les bourses d’actions. D’où le résultat final bien meilleur obtenu outre-Atlantique.
Graphique 3 : Évolution des obligations d’État italiennes, espagnoles ou portugaises (durée : 7-10 ans) et de l’indice des actions européennes (zone euro)
C’est surtout frappant sur la dernière décennie. L’indice Nasdaq (return) a été multiplié par huit tandis que le Dow Jones et le S&P Composite ont vu leur valeur quadrupler. Le benchmark européen n’a pu « que » doubler pendant cette période. Pour cette dernière année, les résultats se rapprochent cependant sensiblement, avec des progressions de l’ordre de 30 %.
Ce triomphe nous apprend-il quelque chose sur l’évolution à attendre demain ? Absolument pas. Et pas non plus sur celle de la semaine suivante ou même de l’an prochain. Cela signifie seulement que, sur le plan statistique, il y a de fortes chances d’obtenir de très bons returns à long terme, c’est-à-dire à un horizon de placement de 10 ans ou plus. Pour les périodes plus courtes, nous ne pouvons garantir que beaucoup de spectacle, de chocs imprévus ou de volatilité.
Les mouvements à court terme sont tributaires de l’humeur du moment. Tout l’art consiste à identifier, parmi tous les commentaires bruyants et l’avalanche quotidienne de données économiques et financières, les tendances qui, à long terme, sont cruciales pour l’évolution des trois seuls facteurs qui comptent vraiment pour la valorisation boursière : les taux d’intérêt à long terme, les résultats des entreprises attendus et la prime de risque offerte. Les deux premiers nommés sont surtout dépendants de la conjoncture économique, de l’inflation escomptée et de la politique monétaire des banques centrales. La prime de risque aussi naturellement, mais ce facteur prend en compte également la volatilité sur les marchés financiers.
Le contexte actuel est fortement déterminé par le développement défavorable de l’inflation aux États-Unis et dans les pays émergents, mais aussi par le ralentissement de la dynamique économique et l’évolution inquiétante du nombre d’infections au Covid-19.
Ces derniers chiffres évoluent incontestablement de manière très défavorable. Au vu de cette situation, on peut d’ailleurs s’étonner de l’annonce de nouveaux assouplissements des mesures de restriction, mais la population aspire fortement à retrouver plus de liberté de mouvement. Il est vrai que le variant delta du virus provoque (actuellement) moins de victimes. Et si le nombre d’hospitalisations augmente, la capacité actuelle permet de l’absorber. Le taux de contamination en hausse et l’efficacité décroissante des vaccins n’annoncent cependant rien de bon pour l’automne.
Les marchés financiers n’y sont pas insensibles et prennent donc en compte l’impact de cette dégradation sanitaire sur les baromètres conjoncturels. Ainsi, l’euphorie d’il y a quelques mois cède la place à présent à des indicateurs mitigés, ce qui accroît les doutes sur la force de la dynamique économique. Mais cette détérioration mène à son tour à des taux d’intérêt en baisse et à une inflation qui plafonne.
Les bourses en reviennent ainsi aux recettes qui ont fait leur succès en 2020. Nous ne voyons donc aucune raison impérieuse d’ajuster notre stratégie d’investissement. Les actions restent surpondérées, avec des accents marqués aux États-Unis et en Europe, et une forte prédilection pour les valeurs technologiques et, certes, un moindre appétit pour les valeurs industrielles. Sur les marchés obligataires, nous sommes cependant toujours plus sélectifs. Grâce à nos positions surpondérées en obligations d’État italiennes, en obligations d’entreprises scandinaves et en obligations d’État chinoises, nous avons su en retirer le meilleur.
Un renforcement de nos choix de longue date, en quelque sorte. Avec uniquement la promesse de beaucoup de balancements d’avant en arrière à court terme pour, en définitive, pouvoir en récolter les fruits à long terme.
Et lors de l’une ou l’autre déconvenue, pensez donc à ce à quoi Robert L. Stevenson nous incitait jadis : ne juge pas chaque jour à la récolte que tu fais, mais aux graines que tu sèmes6.
[1] American Cotton Oil, American Sugar, American Tobacco, Chicago Gas, Distilling & Cattle Feeding, General Electric, Laclede Gas, National Lead, North American, Tennessee Coal and Iron, U.S. Leather et U.S. Rubber. [2] Le rendement moyen des dividendes sur le DJIA s’élève actuellement à 1,83 %. [3] Sans pour autant suivre une méthodologie très précise. Une certaine dose de subjectivité est donc permise. [4] C’est bien ce qui s’est passé. Puisqu’on ne retrouve plus aucune des (12) entreprises originelles dans la sélection actuelle. General Electric y est restée 110 ans, mais a été remplacée en 2018 par Walgreens Booth Alliance. Pour réussir un tel parcours flamboyant, il n’était pas non plus nécessaire d’avoir intégré dans la sélection quelques-unes des entreprises gigantesques actuelles depuis leurs débuts. Apple n’y est entrée méritoirement qu’en 2015 pour remplacer AT&T. Amazon, qui est pourtant une des principales entreprises dans le monde, ne fait quant à elle toujours pas partie de la sélection. Mais c’est en raison de son cours unitaire élevé. Contrairement à la plupart des autres indices d’actions, le Dow Jones intègre en effet le prix d’une action de chaque entreprise sélectionnée pour calculer sa valeur, et non pas la capitalisation totale du marché. Comme le cours de l’action Amazon en valeur absolue (environ 3.200 dollars US) est très élevé par rapport à d’autres entreprises, le titre dominerait complètement l’indice. Cela vaut d’ailleurs également pour Berkshire Hathaway (environ 43.000 dollars US par action). Ces deux entreprises s’excluent donc (sciemment) de la sélection de l’indice boursier le plus prestigieux du monde. Dieu sait pourquoi. [5] C’est en partie théorique naturellement, parce que les gains passent aussi par la case du fisc. Mais d’un point de vue macroéconomique, un impôt constitue également un revenu… [6] Do not judge the day by the harvest that you reap, but by the seeds that you plant. L’auteur écossais Robert Louis Stevenson (1850-1894) est l’auteur des ouvrages bien connus L’Île au trésor et Dr. Jekyll & Mr. Hyde.