Le découplage entre les obligations et les actions va-t-il commencer ?

28 septembre 2022
Banque de connaissances

« Les villes que l’Europe nous offre sont trop pleines des rumeurs du passé […] Cela ne fait pas assez de silence » écrivait Camus, amoureux du calme désert d’Algérie. Et du silence, il n’en est guère dans les grandes capitales : les aéroports se noient sous les flots de touristes étrangers qui profitent de l’euro faible tandis que les Européens savourent les derniers jours ensoleillés de cette première année enfin libre de toute restriction sanitaire… Hélas, nous l’avons oublié un peu tôt mais 2022 n’était-elle pas censée être le jubilé du tant attendu « retour à la normale ? ».

C’est probablement la raison pour laquelle le spectacle urbain n’a rien à offrir à celui qui cherche dans la vie de tous les jours les signes d’un ralentissement économique. Non, la torpeur de la récession n’a pas encore pris la place de l’assourdissante réouverture des économies qui perdure, perdure… D’ailleurs, parmi les premières sociétés à dévoiler leur activité des derniers mois, Accenture, numéro un mondial des services informatiques et du conseil en stratégie a vu la croissance de son carnet d’ordres croitre de 30% et table pour l’année prochaine sur une hausse de 8 à 11% de son activité.

Et pourtant, avec une inflation autour de 9% des deux côtés de l’Atlantique et des hausses de taux entre 50 et 75 points de base à chaque conclave de la BCE, de la BOE ou de la FED, le resserrement des conditions financières s’emploie de toutes ses forces à nous plonger en récession.

Les interrogations des investisseurs portent moins sur l’imminence, jugée certaine, que sur la nature de la contraction économique qui nous attend : monétaire aux Etats-Unis ? Energétique et industrielle en Europe ? Technique ou totale ? Taillera-t-elle davantage dans les profits que dans la consommation ? Les optimistes voient des forces de rappel : le cycle d’investissement (relocalisation, efficience énergétique, renouvelables) visible dans les carnets d’ordres robustes soutiendra l’activité de l’industrie dont le repli n’aura pas la violence de 2020 ou 2008. Mais les profits baisseront : la charge énergétique encore difficile à quantifier va peser sur les marges. Cependant, contrairement aux factures d’électricité, la hausse des salaires a le mérite de ruisseler dans l’économie. Pour certains économistes (ainsi que Henri Ford) le paiement des salariés n’est d’ailleurs pas qu’un coût d’exploitation, c’est aussi un investissement… Que la part historiquement élevée des bénéfices dans le PIB se rétracte au profit de la rémunération des salariés n’est pas une mauvaise nouvelle, bien au contraire : c’est un soutien à la consommation.

Pour les actionnaires en revanche, l’exercice devient délicat. L’essentiel du travail de rehaussement des taux par les banques centrales est probablement accompli. Attendus à 4,6% mi 2023 aux Etats-Unis et 2,5% en Europe en milieu de l’année prochaine les taux terminaux ont désormais une marge de progression possible, mais réduite : la hausse du coût du capital déterminé par les banques centrales est donc bien intégrée. Ce qui en revanche attend les investisseurs en actions est un déluge de révisions des attentes de bénéfices et des flux de trésorerie qui devrait prendre plusieurs mois. Au pic d’anxiété entourant l’inflation va désormais succéder un retour douloureux mais plus rationnel aux fondamentaux. Toute la question est désormais de savoir quelle va être l’amplitude de la baisse qu’on peut escompter pour les profits : 10 à 30%? Quelle prime de risque ajouter, pour les actions, à des taux nominaux plus élevés en 2023… Et à partir de quand, depuis le pic atteint bientôt par les taux, les actions vont pouvoir toucher leur point bas définitif ? Avec des taux directeurs proches de 2,50% à mi-année ; une prime de risque normative de 4,5 à 6% sur le marché actions nécessite que la classe d’actifs délivre un solide 7 à 8,5% de rendement bénéficiaire… sur la base de profits estimés auxquels il faudra intégrer par prudence un scénario de récession bénéficiaire notable… de quoi abaisser pour les investisseurs les plus exigeants de 8 à 15% plus bas le point d’entrée « idéal » sur le Stoxx Europe 600… Alors, les prochains mois les porteront peut-être plutôt vers les marchés obligataires qui sortent de l’un des bear markets les plus violents de leur histoire. A l’aube d’une possible récession, les obligations d’état pourraient afficher des rendements pluriannuels attractifs à condition que le pic d’inflation soit proche… Et à condition aussi que les banques centrales contiennent leurs taux en deçà du niveau que la très théorique règle de Taylor semble vouloir exiger. La formule de calcul supposée définir le niveau des taux directeurs en fonction de l’inflation, de la croissance et ou du chômage les estime aujourd’hui entre 6 et 9% (selon les formules ELB, équilibrée ou Taylor & Okun) … ​

Si ces conditions tiennent et que l’on achète le scénario selon lequel les politiques monétaires commencent à imbiber l’économie, augurant de 3 à 5 mois difficiles pour les actions mais entérinant la possibilité d’un point haut sur l’inflation et des premiers signes tangibles de pivot de la FED quelque part en 2023, alors les taux souverains pourraient enfin retrouver leur rôle protecteur au sein des portefeuilles…

Le risque principal de ce scénario fait écho au ressentiment de Camus qui déambule dans les rues des capitales européennes : « on y sent le vertige des siècles, des révolutions, de la gloire. On s’y souvient que l’Occident s’est forgé dans les clameurs », il y souffle un vent de révolution, […] de grandeurs vaincues »… Ce risque, c’est que le déclassement, l’instabilité politique, la gronde sociale l’emportent, exacerbés par l’acharnement de Vladimir Poutine, incontrôlable, dont l’entêtement en Ukraine pourrait faire glisser le continent vers la stagflation… Dans ce cas, il n’est pas grand-chose, outre le dollar, qui puisse sauver les portefeuilles européens…

Thomas Planell, Gérant-analyste chez DNCA ​ ​



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