François Villeroy de Galhau
L’année 2023 a été une fois de plus marquée par un niveau exceptionnel d’incertitude : contexte géopolitique – de l’Ukraine à Israël, hélas –, source d’instabilité et de volatilité économique et financière ; turbulences bancaires aux États-Unis et en Suisse en début d’année ; et une inflation restée trop élevée. Les taux directeurs de l’Eurosystème ont augmenté de 450 points de base depuis juillet 2022, portant le taux de la facilité de dépôt à 4% en septembre, face à une inflation qui avait atteint un pic de 10,6% dans la zone euro en octobre 2022. À 2,9% le mois dernier, l’inflation a été considérablement réduite. Les prix de l’énergie y contribuent certes, mais l’inflation sous-jacente (hors énergie et alimentation) poursuit aussi son reflux : à 4,2% en zone euro et encore moins en France (3,5%), elle a clairement passé son pic du printemps. C’est la preuve de l’efficacité de la politique monétaire, qui justifie pleinement l’arrêt de la séquence de hausse de taux décidé par le Conseil des gouverneurs du 26 octobre. Notre politique monétaire doit désormais être guidée par la confiance et la patience : confiance que nous avançons résolument sur le chemin d’une inflation ramenée vers 2% d’ici 2025 ; patience de ce fait sur la stabilisation des taux d’intérêt à leur niveau actuel, pour le temps encore proportionné à leur pleine transmission.
Il ne peut y avoir aucun doute : les banques européennes bénéficient globalement de la hausse passée des taux directeurs, avec néanmoins un certain décalage temporel pour les banques françaises en raison de leur modèle d’activité. Les taux d’intérêt majoritairement fixes à leur actif (97% des encours de crédit immobilier sont à taux fixe), et l’épargne réglementée au passif induisent une adaptation moins rapide des conditions financières en France. Un rattrapage mécanique est anticipé au cours des prochains trimestres, avec la poursuite du renouvellement de l’actif et du passif des banques françaises.
Ce décalage temporaire a été atténué par la décision de stabilisation du taux du Livret A, maintenu à 3% au 1er août dernier et qui devrait rester stable à ce niveau au moins jusqu’au 1er février 2025. C’est une décision très favorable pour la marge d’intérêt des banques ; elle a pour contrepartie, je le rappelle, un développement accéléré du LEP (livret d’épargne populaire) – qui a atteint 10,3 millions de détenteurs en septembre 2023, et devra dépasser les 12,5 millions l’été prochain. Cette stabilisation du taux du Livret A vise également un financement sain de l’économie française, nous y reviendrons.
Les résultats financiers du secteur bancaire français sont d’ores et déjà restés très solides, avec un résultat avant impôts des 6 plus grands groupes de 21,7 milliards d’euros au 1er semestre 2023, en progression de 2,5% par rapport au 1er semestre 2022, et un produit net bancaire (PNB) en hausse tendancielle depuis début 2022. Le ratio de solvabilité des banques françaises s’est de nouveau amélioré en conséquence, atteignant 15,6% à la fin du 1er semestre contre 15,1% fin 2022, nettement au-dessus des exigences réglementaires. Au troisième trimestre 2023, les résultats publiés par les quatre principaux groupes bancaires français[*2] montrent des performances plus contrastées, avec des revenus des activités de détail en France parfois obérés par des stratégies de couverture du risque de taux qui ont pu s’avérer coûteuses dans le contexte actuel de taux[*3].
La remontée des taux améliore également la rentabilité du secteur de l’assurance : la duration du passif étant supérieure à celle de l’actif, cela a un impact positif sur le bilan et, partant, sur la solvabilité des assurances. Ainsi, le taux de couverture du Capital de Solvabilité Requis (CSR) des organismes d’assurances est passé de 247% au 4ème trimestre 2022 à 255% au 2ème trimestre 2023.
De façon plus prospective, la hausse des taux d’intérêt ouvre la possibilité de faire évoluer la composition des portefeuilles vers des actifs plus rémunérateurs. Cela entraîne aussi des arbitrages des clients, avec des rachats de contrats d’assurance vie à hauteur de 62 milliards d’euros sur les neuf premiers mois de l’année 2023 (dont 47 milliards sur les contrats en fonds euros) ; le ratio rachats sur primes reste néanmoins relativement contenu à 73% au 3ème trimestre 2023, nettement en-deçà à ce stade du pic historique de 100% fin 2011. Nous restons attentifs au ralentissement de la collecte nette de l’assurance vie, et aux réallocations vers d’autres produits d’épargne dans la mesure où elles induisent davantage de risque de moins-values et de risque de liquidité.
En dépit du ralentissement économique, le coût du risque des banques n’augmente pas de façon sensible, et reste même à un niveau modéré
La qualité des actifs se maintient en effet : le taux de créances douteuses sur les ménages reste stable, et celui sur les crédits aux entreprises évolue marginalement à la hausse, se rapprochant de 4% à fin juin 2023. Ce maintien s’explique notamment par la forte proportion de taux fixe dans les crédits aux entreprises. La solidité des banques françaises à cet égard est attestée par les résultats des stress-tests européens publiés fin juillet. Nous n’anticipons pas de dégradation généralisée du coût du risque à court ou moyen terme, mais restons attentifs à la solvabilité des emprunteurs. En particulier, les acteurs de l’immobilier commercial sont pour certains déjà fragilisés par les changements structurels dans leur segment d’activité ainsi que par leur niveau élevé d’endettement, qui les rend plus vulnérables à la hausse des coûts de financement.
Une liquidité globalement préservée
La liquidité est à l’inverse un sujet sur lequel de vraies craintes ont pu être exprimées après les défaillances notamment de Silicon Valley Bank aux États-Unis et de Crédit Suisse. Huit mois plus tard, les banques françaises bénéficient cependant de fait d’une grande stabilité des dépôts totaux, et de ratios de liquidité à court terme (LCR, liquidity coverage ratio) qui restent nettement supérieurs à 100%.
Ce qu’on observe avec la remontée des taux n’est donc pas une « fuite des dépôts » globale – au contraire – mais des arbitrages : glissement des dépôts à vue vers les dépôts rémunérés, de la part non seulement des ménages mais aussi des entreprises, qui ont accru leur détention de dépôts à terme et de livrets d’épargne depuis mi-2022. Globalement, les ménages ont depuis juillet 2022 davantage accru leurs dépôts (+63 milliards d’euros) que les entreprises ne les ont réduits (-40 milliards d’euros) en faveur des OPCVM monétaires. Et ceci fait suite, pour mémoire, à une période de hausse historique des dépôts entre 2011 et 2022, période durant laquelle les dépôts de la clientèle non financière ont crû de 6,4% par an en moyenne.
Ces chiffres agrégés reflètent très largement des réallocations intra-groupes des produits d’épargne, comme en atteste la stabilité des parts de chaque groupe bancaire dans les dépôts totaux collectés auprès des ménages et des entreprises au cours de la même période. Je veux le dire clairement : il n’y a donc pas de raison que les dépôts fassent l’objet d’une « guerre » ; il n’y a pas plus de raison que les banques cherchent à viser individuellement une « surliquidité ». D’autant que la politique monétaire se traduira par un excédent de liquidité bancaire élevé pendant longtemps. Il s’élève actuellement à environ 3 600 milliards d’euros, et les analystes de marché anticipent par exemple que cet excédent de liquidité ne diminuera que progressivement, et ne serait réduit que de moitié d’ici fin 2026.
Ces bons résultats du secteur financier français ne tiennent pas au hasard : ils s’expliquent par la bonne gestion des établissements, et par le « couple européen » très sécurisant d’une règlementation exigeante (transposition de Bâle 3, dont on attend désormais l’équivalent aux États-Unis pour la majorité des banques) et d’une supervision unique et efficace grâce au MSU, établi sur le modèle reconnu de l’ACPR.
Un sujet en particulier reste cependant à compléter en Europe : la résolution. Le cadre déjà en vigueur pour les grands groupes doit être approfondi, pour permettre un recours accru à ce dispositif. L’Europe prévient mieux les crises bancaires ex-ante que les États-Unis ; il n’est cependant pas acquis qu’elle saurait aussi bien les traiter ex-post. Les événements récents ont montré que la disponibilité de la liquidité en période de crise, potentiellement pour des montants significatifs, constitue un problème essentiel. Si le cadre permettant à la BCE de fournir une « liquidité de l’Eurosystème pour la résolution » reste à construire, nous devons également réfléchir soigneusement à la manière d’assurer la disponibilité effective des sources de financement existantes, dont les fonds de garantie des dépôts.
François Villeroy de Galhau, est le Gouverneur de la Banque de France.