La vie dont nous rêvions
Avant même que l’orchestre philharmonique de Vienne n’ait joué les dernières notes de la Marche de Radetzky[*1] sous les traditionnels applaudissements, la plupart des prévisions concernant l’année à peine entamée doivent généralement déjà être revues. Il serait vraiment surprenant que 2024 ne comporte pas son lot de rebondissements totalement imprévus, mettant rapidement au rebut la plupart des scénarios. Alors, pourquoi les économistes ressentent-ils à chaque fois le besoin de se ridiculiser en envoyant leurs prévisions élaborées au début de chaque nouvelle année, sachant que tout ce travail sera enterré sous les railleries en un rien de temps ? La raison est simple et l’objectif est utile : il est en effet essentiel de savoir où se situe le consensus sur l’évolution attendue des taux d’intérêt et des bénéfices des entreprises, la situation géopolitique et les prix des matières premières et de l’énergie, afin de savoir ce qui est déjà intégré dans les prix des actions et des obligations. Ce sont les écarts par rapport à ce cas standard qui provoquent des turbulences, des chocs et des fluctuations sur les marchés financiers. Le scénario attendu pour 2024 implique qu’en combinaison avec une reprise soutenue de la croissance au second semestre et une baisse importante des attentes en matière d’inflation, les banques centrales des États-Unis et de la zone euro disposeront d’une marge de manœuvre suffisante pour mettre en œuvre une réduction substantielle des taux directeurs.
Mais les marchés financiers ont, à cet égard, pris leurs désirs un peu trop rapidement pour des réalités. Au début de l’année, pas moins de six baisses de taux d’intérêt (d’un quart de pour cent) au cours des 12 prochains mois ont été prises en compte dans les prix des contrats à terme, la première étant déjà prévue le 20 mars. Cela nous semble un peu trop présomptueux et loin du compte. D’une part, ni la Fed, ni sa fidèle acolyte, la BCE, ne seront enclines à pratiquer des baisses de taux d’intérêt aussi radicales sur une période aussi courte. Cela ressemble trop à un aveu de culpabilité et à une compensation pour leurs excès de la période écoulée. D’autre part, ce principe repose sur un démantèlement linéaire et uniforme de la menace inflationniste au cours des prochains mois.
Or, ce démantèlement suivra un chemin cahoteux, parsemé de doutes intermédiaires. L’inflation maintiendra sans aucun doute sa tendance à la baisse sur une période prolongée, mais ce ralentissement risque de s’atténuer quelque peu dans les mois à venir. Les coûts de financement moyens n’ont pas encore atteint leur maximum, l’inflation des services semble même se redresser quelque peu, l’inflation des salaires reste à la traîne et reflète donc encore trop le passé, tandis que les loyers (1/3 de l’inflation de base) restent obstinément élevés. Toutefois, les prix des matières premières, des denrées alimentaires et de l’énergie ont suffisamment baissé pour empêcher une accélération généralisée des indicateurs d’inflation et permettre de nouvelles baisses au second semestre 2024.
Les taux à court terme baisseront de manière substantielle avec une quasi-certitude. Mais le scénario initial, selon lequel la Fed allait mettre en œuvre une demi-douzaine de baisses (d’un quart de pour cent à chaque fois) à partir du mois de mars, a depuis été considérablement ajusté et ramené à quatre baisses (tout au plus). C’est beaucoup plus fidèle à la réalité et plus que convenable en soi, mais les marchés d’actions et d’obligations ont dû s’aligner sur la feuille de route ajustée avec quelques corrections à la baisse au cours des premiers jours de bourse de 2024.
Les grands champions de 2023 ont immédiatement été le plus durement touchés. Évidemment, car ce sont aussi ces entreprises qui avaient le plus anticipé un scénario de taux d’intérêt trop optimiste. En outre, les hausses boursières substantielles de 2023 s’étaient concentrées sur un nombre (trop) limité d’entreprises en croissance, principalement dans le secteur technologique, sans amélioration parallèle de leurs bénéfices courants. Il en résulte des ratios cours/bénéfices tendus qui se déchargent dans l’intervalle lorsque les nouvelles immédiatement disponibles ne confirment pas les prévisions de croissance exagérées. Mais accordons au bon vin son enseigne : de telles corrections sont temporaires et offrent des opportunités principalement à ceux qui cherchent à renforcer leur position.
De plus, le contexte économico-financier attendu permettra une amplification des hausses boursières : les taux d’intérêt à long terme sont en baisse et les bénéfices attendus des entreprises (en tout cas à partir du second semestre 2024) sont en hausse. Ainsi, les entreprises des secteurs dont les perspectives de croissance sont moins spectaculaires et les actions du segment des petites et moyennes entreprises gagneront également en intérêt. Comme toujours, cela se fera dans une certaine mesure aux dépens des méga-entreprises sensibles à la croissance qui ont fait le beau temps en 2023. Par ailleurs, la performance annuelle supérieure à la moyenne de ce segment Large Cap Growth[*2]2 constitue un thème d’investissement dominant depuis une décennie, une occasion très rare entrecoupée d’une meilleure performance du segment Value ou Small Cap.
L’année écoulée a été marquée par une solide progression de l’indice boursier mondial[*3] (+20,2 %), avec des performances exceptionnelles pour le NASDAQ 100 (+49,9 %), le S&P500 (+22 %) et, bien sûr, l’indice FANG (+89,8 %). Mais les performances des actions de la zone euro ne sont pas en reste dans les tableaux de 2023. Les valeurs industrielles ont augmenté de 26,3 % et l’indice global de 19,7 %, principalement tiré par les banques de la zone euro qui ont fait un bond de 33,7 % en moyenne. Même si cet exploit est bordé de noir[*4]. La Chine continue d’enregistrer des résultats médiocres, principalement en raison d’une démographie très défavorable.
Pourtant, ces performances éclatantes masquent les grandes disparités des performances des marchés boursiers entre les actions individuelles, les secteurs et les pays. L’augmentation de cette dispersion représente une tendance indéniable au cours de la dernière décennie. Elle encourage une large diversification et une sélection judicieuse de secteurs et de thèmes d’investissement prometteurs.
Au cours des cinq dernières années, il s’agissait clairement du secteur technologique, et en particulier de la robotique, des semi-conducteurs avancés, des applications cloud et de l’IA, ainsi que de certains sous-segments du secteur de la santé. Complétés par des entreprises qui correspondaient étroitement aux habitudes de consommation de la génération du baby-boom, ces choix ont donné lieu à une combinaison gagnante.
Les indices boursiers européens ont également montré d’importants écarts entre les différents pays au cours de l’année écoulée, la constante la plus frappante étant l’excellente performance du Danemark et la faible performance d’un pays où vivaient, selon un certain Jules César, les plus braves des Gaulois. Mais apparemment, c’était il y a longtemps. En 2023, l’indice boursier bruxellois[*5] s’est maintenu en queue du peloton européen, comme il l’avait fait il y a trois ans et cinq ans. Cette année, d’ailleurs, en compagnie de son fidèle compagnon, la Finlande. À titre d’exemple, au cours de l’année écoulée, 18 des 20 plus grandes sociétés belges cotées en bourse[*6] ont enregistré des performances (nettement) inférieures à la moyenne de l’indice mondial.
Cette succession de performances décevantes n’est pas due à une différence majeure dans la composition sectorielle des indices boursiers belges par rapport aux autres pays européens. Nous devrions plutôt en chercher la cause dans les faibles performances des entreprises individuelles au sein de leur secteur. Les représentants belges des secteurs européens de la banque, de la santé et de l’industrie, par ailleurs très performants, ont sous-performé en 2023, une tendance qui (moyennant quelques nuances) peut être étendue à des périodes plus longues dans le passé.
Bien entendu, un indice boursier n’est pas nécessairement le meilleur indicateur des performances économiques d’un pays (et de ses habitants), car de nombreuses entreprises ne sont pas cotées en bourse. Toutefois, il ne faut pas invoquer trop vite l’excuse que la Belgique est un pays de PME et que, par conséquent, elle peut rester à la traîne du marché boursier, sans aucune valeur de signal. La Belgique compte proportionnellement à peu près autant de PME que l’Allemagne, les Pays-Bas, la France et le Royaume-Uni. La différence réside dans la quasi-absence de grandes entreprises locales en Belgique, par rapport à nos pays voisins. Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de grandes entreprises en Belgique. Elles ne sont généralement pas belges et ne sont donc pas ancrées localement.
Le scénario attendu combinant une nouvelle baisse des taux d’intérêt et un atterrissage en douceur au premier semestre 2024 avec une reprise substantielle de la croissance au second semestre est séduisant pour une grande partie des valeurs cotées en bourse aux États-Unis et en Europe. Toutefois, une hausse plus importante des marchés boursiers implique également un repositionnement (limité) du portefeuille d’actions. Par conséquent, les entreprises sensibles à la croissance qui ont été les plus performantes en 2023 seront en partie (dans une mesure limitée) remplacées par des entreprises qui sont restées un peu à la traîne l’année dernière.
Bien que cela puisse temporairement mettre sous pression certaines des entreprises performantes de notre sélection de titres, cette perspective ne nous incite pas à modifier fondamentalement nos choix sectoriels ou notre sélection de thèmes d’investissement. Les revers intermédiaires en font partie. La vie ne reflète (en effet) pas[*7] la vie dont nous rêvions. Il s’agit de tirer les bonnes leçons de toute déception. Et il n’y a pas de meilleur terrain pour mettre en pratique ces leçons de vie que les marchés financiers : ils sont le jouet des caprices des dirigeants géopolitiques à court terme, mais récompensent généreusement la patience dont ils font preuve à plus long terme. Ou comme l’a dit un jour Warren Buffett : « Les marchés sont des machines à transférer l’argent des impatients vers les patients. »
En outre, il n’y a aucune raison fondamentale de douter du fait que le positif prévaudra à long terme. Pour citer Kurt Vonnegut jr.[*8] avant que ce maître de la satire ne disparaisse à jamais dans les replis de l’histoire : « Il n’y a aucune raison de croire que le bien ne l’emporterait pas sur le mal, (…) dans la mesure où les anges savent s’organiser comme la mafia. »
[‘*1] Le final traditionnel du concert du Nouvel An viennois. Quelle idée, d’ailleurs, d’envoyer d’abord des vœux de paix au monde, puis d’entamer la marche que J. Strauss sr. a composée en réponse à la victoire des Autrichiens sur les nationalistes italiens lors de la bataille militaire de Custoza.
[*2] Ce segment comprend les actions dont la capitalisation boursière est supérieure à 10 milliards de dollars et dont le ratio cours/bénéfice est supérieur à la valeur médiane de l’indice mondial MSCI. Les valeurs Small Cap ont une capitalisation boursière inférieure à 2 milliards de dollars. Les actions Value ont un ratio cours/bénéfice inférieur à la médiane de l’indice mondial MSCI.
[*3] Dans chaque cas, les indices d’actions sont convertis en euros et tiennent compte des distributions des dividendes.
[*4] Les bonnes performances de certaines grandes banques européennes sont liées à l’augmentation de la marge financière. Toutefois, cela s’explique en grande partie par l’écart important entre les taux d’intérêt du marché et les commissions de dépôt.
[*5] Nous nous limitons ici aux indices boursiers européens dont la capitalisation boursière est supérieure à 100 milliards d’euros.
[*6]Nous nous basons ici sur l’indice global Refinitiv-Datastream pour la Belgique.
[*7] D’après un poème de R. Herremans, qui constituait également le titre d’un roman de son ami Maurice Roelants. Ah oui, j’en profite pour demander gentiment à la personne à qui j’ai prêté ce livre en 1996 de me le rendre à l’occasion.
[*8] Kurt Vonnegut jr. (1922-2007) est un auteur prolifique de pièces de théâtre, d’essais et de romans, dont plusieurs sont des best-sellers. Slaughterhouse 5 est probablement son œuvre la plus célèbre. Il l’a écrite en se basant sur son expérience de prisonnier de guerre américain lors du bombardement apocalyptique de Dresde en 1945.