Relax
Une baisse très probable des taux d’intérêt directeurs, qui commencerait au cours des mois d’été 2024. La reprise quasi simultanée des attentes conjoncturelles, sur tous les fronts de l’économie américaine. La combinaison de ces deux éléments exerce un attrait irrésistible sur tous ceux qui recherchent un rendement digne de ce nom sur leurs investissements. Vous et moi, donc. Mais seuls les imbéciles foncent sans trop réfléchir. Une nouvelle atténuation des attentes en matière d’inflation justifierait parfaitement une diminution substantielle des taux d’intérêt officiels. Mais ce chemin s’annonce tortueux, parsemé de virages périlleux, de mobilier urbain déchaussé, de traverses aux endroits improbables et de coulées de boue poisseuses. Ces chicanes ralentiront considérablement le rythme de la baisse. Il y a quelques semaines, forts de leur conviction qu’une première réduction des taux directeurs pourrait déjà intervenir en mars 2024, les investisseurs ont cru bon de se lancer dans un rallye de fin d’année. Cela s’est avéré prématuré et, depuis, les investisseurs ont corrigé le tir. Il est vrai que l’inflation de base des prix de détail aux États-Unis s’élève toujours à 3,9 %. Un niveau aussi élevé ne justifie pas une réduction des taux d’intérêt. L’inflation devra encore décélérer de manière significative pour convaincre les banques centrales de desserrer leur étau sur l’économie.
Un moindre rythme inflationniste au cours des 12 prochains mois est certes inscrit dans les étoiles. Mais entre-temps, l’ennemi s’est enterré dans ses tranchées et défendra vigoureusement les positions conquises. Il ne faut donc pas s’attendre à une percée définitive sur le front de l’inflation avant la fin du premier semestre. D’autant plus que les derniers chiffres de l’inflation de détail rebondissent, malgré la chute des prix de l’énergie, des denrées alimentaires et des matières premières sur les marchés mondiaux. Cela s’explique en partie par une inflation des services obstinément élevée et un rebond (attendu) des prix de certains biens durables, qui avaient chuté de manière anormale au cours des mois précédents.
Toutefois, la principale cause de cette inflation résiliente n’est autre que les relèvements aussi prompts qu’irréfléchis des taux directeurs par les banques centrales. À ce stade, ces hausses ne font que renchérir les coûts de financement des entreprises, ce qui maintient les loyers à un niveau élevé. Et cette facture méchamment plus salée est présentée sans vergogne au consommateur final et au locataire. Les banques centrales sont à l’origine des pressions haussières actuelles sur les prix, alors que les attentes en matière d’inflation ont diminué d’elles-mêmes au cours de l’année écoulée, dans le sillage de la chute des prix de l’énergie, des matières premières et des denrées alimentaires. La politique monétaire des banques centrales, toute brutale qu’elle soit, n’exerce pas la moindre pression à la baisse sur l’inflation. Ces taux d’intérêt plus élevés ne font qu’imposer des charges inutiles aux entreprises, aux locataires et aux emprunteurs hypothécaires.
C’est exaspérant, mais pas fatal sur le plan boursier. La perspective de taux d’intérêt plus bas, dans un avenir assez proche, suffit amplement à inciter les marchés financiers à opter résolument pour la fuite en avant. Et pour cause : leur principal moteur n’est pas le potentiel de baisse des taux d’intérêt, mais plutôt le potentiel de hausse des bénéfices futurs des entreprises. Ainsi, ce sont surtout les entreprises de croissance, liées aux sous-segments les plus prometteurs de ces secteurs, qui prospèrent le mieux dans le contexte économique actuel. De plus, compte tenu de l’influence dominante des glissements démographiques et des changements fondamentaux dans l’organisation industrielle, ce choix coule de source. Il concerne les entreprises étroitement liées aux tendances actuelles de la consommation (de l’électronique à l’habillement en passant par certains produits pharmaceutiques ou certains constructeurs automobiles), ainsi que, surtout, les entreprises qui misent fortement sur l’automatisation ou qui fournissent des produits et des services à cette fin.
Les applications cloud et les réseaux qui les déploient, les semi-conducteurs avancés, la robotique et la cybersécurité. Outre les nanotechnologies, l’intelligence artificielle joue un rôle de catalyseur à cet égard. Inutile de chercher plus loin la raison de la popularité de ce thème d’investissement, qui a fait grimper le cours des actions d’entreprises telles que NVIDIA, AMD ou Broadcom. Mais entre la confiance et l’arrogance, la limite est parfois mince. Qui, une fois franchie, peut créer une bulle. C’est pourquoi, avec des valorisations aussi stratosphériques, il ne faut jamais cesser d’évaluer le réalisme des projections de croissance des bénéfices des entreprises. Au vu de l’évolution solide des bénéfices dans ces sous-secteurs, la comparaison avec les hausses invraisemblables du cours des actions d’entreprises déficitaires lors de la frénésie Dotcom au début de ce millénaire n’est pas valable pour l’instant.
Sous l’impulsion du secteur technologique, la plupart des indices boursiers n’en poursuivent pas moins sans relâche leur quête de nouveaux records. Les indices Standard & Poors et Dow Jones Industrial (tous deux après une accalmie de deux ans), ainsi que les indices Fang[*1] et Nasdaq, très populaires, affichent de nouveaux sommets. Aidés par la forte valorisation de certaines banques commerciales et d’un nombre (limité) de sociétés de technologie avancée, les indices boursiers européens s’avèrent cette fois capables de suivre en partie la tendance haussière de leurs homologues américains.
Avec une exception marquante : le marché boursier chinois, qui n’a cessé de reculer au cours des trois dernières années. Malgré les tentatives, vaines jusqu’à présent, du gouvernement pour renverser la vapeur. Il met la pression sur les vendeurs à découvert (short sellers) et les fait repartir du mauvais pied, par le biais d’un paquet de soutien supplémentaire de 260 milliards d’euros (convertis). C’est ainsi que le gouvernement veut enrayer la chute du cours des actions chinoises. La nouvelle réduction des réserves obligatoires des banques annoncée récemment, associée à des taux d’intérêt relativement bas, devrait permettre au crédit de remettre à flot l’économie chinoise et aux indicateurs conjoncturels de retrouver une trajectoire de croissance plus élevée. Mais il s’agit là d’emplâtres sur une jambe de bois, qui ne peuvent produire qu’un effet haussier temporaire.
L’économie chinoise est prise dans une spirale baissière que l’on décrit comme la problématique des 3D : Debt, Deflation & Demographics. Le taux d’endettement élevé du secteur immobilier entrave l’expansion du secteur de la construction, qui a maintenu le taux de croissance de la Chine à un niveau artificiellement élevé pendant des décennies. Contrairement à l’Europe et aux États-Unis, les prix à la consommation chinois sont en baisse. Dès lors, la valeur réelle de l’encours de la dette augmente, ce qui rend son remboursement toujours plus problématique. La baisse des prix incite également les consommateurs à remettre à plus tard leurs achats, ce qui ralentit encore l’économie et alimente la spirale déflationniste. Cette évolution néfaste s’explique principalement par des changements démographiques inexorables. Les baby-boomers chinois issus de la vague de naissances du début des années 1960 prennent aujourd’hui leur retraite en masse. Ainsi, l’instauration de la politique de l’enfant unique en 1979 et son maintien jusqu’en 2015 provoquent une pénurie de main-d’œuvre. L’évolution économique de la Chine contraste de plus en plus avec celui de son voisin, l’Inde, qui a connu un tout autre développement démographique (ce qui n’est pas évidemment sans poser d’autres problèmes). La plus grande démocratie de la planète a ainsi pris récemment la quatrième place dans le classement des plus grandes capitalisations boursières.
Ce faisant, l’écart de performance avec la bourse chinoise prend une dimension hallucinante. Converti en euros, l’indice boursier indien NIFTY a progressé de 73,6 % depuis le début de l’année 2021. C’est même mieux que l’indice Fang ! Sur la même période, l’indice chinois CSI-300 a perdu 32,7 % de ses plumes. On arrive ainsi à une différence époustouflante de plus de 100 % sur une période d’à peine trois ans. Cela vous étonne ? Vous ne devriez pas : nous avons saisi à peu près toutes les occasions par le passé pour vous narrer l’anecdote suivante. Lors de l’une de nos fréquentes visites aux mégabanques pour lesquelles nous développions à l’époque des produits d’investissement à Shanghaï et à Pékin, un fonctionnaire de haut niveau nous avait demandé pourquoi ces produits étaient toujours basés sur des actions chinoises et non pas – par exemple – sur des actions indiennes. Étonnés par cette question, nous lui avions répondu : parce que nous pensions qu’il devait en être ainsi. No certainly not, nous avait-il rétorqué, we believe much more in India. China is for the next ten years ; India is for eternity. Ce bref échange remonte à présent à plus de 20 ans…
[*1] L’indice Fang comprend une dizaine d’entreprises à forte croissance comme NVIDIA, Meta Platforms et Apple.