L’état de droit et le contrôle de la compliance

24 octobre 2024

La Commission UE a publié le 24 juillet dernier son rapport 2023 sur l’État de droit par lequel elle évalue, depuis désormais 4 ans, le respect des principes de l’État de droit par chacun des États Membres de l’Union(1). Le rapport concernant l’Italie a suscité en son temps quelques polémiques pour certaines évaluations relatives à la liberté de presse.  

Personnellement je ne saurais pas dire si en Italie la liberté de presse est suffisamment garantie ou non. Par contre, il est clair pour moi que, en Italie, il existe de graves situations de non-compliance qui ne ressortent pas de ce rapport 2023 alors qu’elles minent à la base la vraie nature de l’État de droit. Ci-dessous je citerai trois situations qui sont sous les yeux de tous mais qui ont échappé à l’analyse de la Commission UE.  

Il s’agit tout d’abord du non-respect du principe de la hiérarchie des normes. Tous les opérateurs savent bien que notre fonctionnaire applique la circulaire mais ne se pose jamais la question de vérifier si les prescriptions de la circulaire sont conformes aux prescriptions des normes supérieures (loi, règlements etc.). Ce dysfonctionnement est tellement évident qu’un groupe de constitutionnalistes a ressenti le besoin de constituer un groupe d’étude ad hoc(2). 

À cette carence qui mine la rule of law s’ajoute un dangereux pouvoir de chantage dont disposent les fonctionnaires au regard des citoyens. Nous faisons référence ici au pouvoir des fonctionnaires de refuser de délivrer le certificat de régularité pour le paiement des contributions sociales (DURC), ce qui, de fait, empêche l’opérateur économique de continuer à travailler.  Le rapport de la Commission ne détecte pas le risque d’abus et de corruption que cet instrument comporte en soi, s’agissant d’un pouvoir tout à fait discrétionnaire auquel il est pratiquement impossible de s’opposer.  

Enfin je cite le fait que la motivation des jugements rendus en matière pénale est élaborée et publiée plusieurs mois après qu’ait été lu le dispositif de ce jugement (qui est directement exécutif); cette motivation devient une justification ex post au lieu de représenter le raisonnement logique et déductif à la base de la décision prise.  

Il est, à notre avis, raisonnable de soutenir que la situation italienne est bien pire que ce qui ressort du rapport en clair-obscur élaboré par la Commission UE. Notre intention n’est pas ici de nous attarder sur des questions de fond mais plutôt sur celles de méthode. Nous nous demandons comment il est possible que des violations aussi graves des fondements de l’État de droit puissent avoir échappé à l’analyse de la Commission. Il s’agit ici de carences dans la méthodologie de vérification de la compliance 

La méthodologie utilisée est présentée en ouverture du rapport contenant les différents rapports nationaux(3) 

Le lecteur habituel de cette plateforme Risk & Compliance sait bien que pour faire un auditing de compliance, c’est-à-dire pour vérifier le respect de certains standards il faut mettre en œuvre un processus qui s’articule en trois phases : (i) individualiser les standards dont on se propose de vérifier le respect ; (ii) spécifier les micro-comportements critiques qui servent d’indicateurs du respect/non-respect du standard en question ; (iii) récolter les données. La méthodologie utilisée par la Commission peut être résumée comme suit: (i) les fondements de l’ État de droit sont exprimés dans la Charte des Droits Fondamentaux de l’UE intégrée dans le droit de l’Union par le Traité de Lisbonne et dans la jurisprudence de la Cour de Luxembourg; (ii)  pour les micro-comportements on fait référence expressément à la Rule of Law check list de la Commission de Venise du Conseil de l’Europe(4); (iii) les données sont récoltées à travers des rapports envoyés par chaque État membre, des visites sur place par des groupes d’experts, des auditions de stakeholders (qui ne sont pas mieux définis), un réseau de correspondants nationaux. Il faut aussi noter que la méthodologie adoptée par la Commission semble faire plus ou moins clairement référence à l’approche de l’”amélioration continue” là où elle renvoie à un dialogue continu avec les États membres sous examen.   

Analysons rapidement ces points en cherchant à voir s’il y a quelque part des failles qui permettent à la “non-conformité” de passer outre ces contrôles. Pour ce faire nous examinerons point par point cette méthodologie.  

Pour ce qui concerne les fondements de l’État de Droit, la Charte des Droits Fondamentaux de l’UE est claire et exhaustive et son imbrication avec la jurisprudence de la Cour de Luxembourg, plus qu’une aide pour mieux définir dans le détail les comportements à vérifier crée une zone d’ambiguïté. Pour ce qui concerne les micro-comportements potentiellement en mesure de servir d’indicateurs permettant de signaler la conformité/non-conformité avec les standards à contrôler, il faut tenir à l’esprit que la Rule of Law check list de la Commission de Venise du Conseil de l’Europe n’a pas été conçue comme un instrument de contrôle mais comme un support d’ingénierie institutionnelle pour collaborer avec les institutions des pays (originairement ceux de l’ex-bloc communiste mais actuellement aussi divers pays africains et sud-américains) qui se déclarent intentionnés à respecter les principes de l’État de Droit. Par contre la checklist mise au point par les Nations-Unies(5), dont l’objectif est de vérifier l’état de l’art et non de servir d’instrument d’ingénierie institutionnelle est bien différente. La comparaison entre la  Rule of Law check list de la Commission de Venise et les UN rule of law indicators réside justement dans le fait que ceux proposés par les Nations-Unies représentent de véritables indicateurs tandis que ceux de la  check list de la Commission de Venise indiquent des secteurs d’intervention. 

Le point le plus faible de la méthodologie de la Commission UE est représenté par la collecte des données. La méthodologie UE confond les informations qu’il faut récolter pour mettre au point une grille de vérification avec la grille de vérification elle-même.  Les “parties prenantes” (stakeholders), le réseau de personnes de référence in loco et les rapports provenant des diplomaties des États membres sont utiles pour mettre au point une grille permettant la récolte des données mais cette récolte de données doit nécessairement être effectuées par des external auditors.  Le recours à des visites in loco effectuées par des experts ne peut satisfaire à cette nécessité. Par expérience directe je peux affirmer, sans crainte d’être démenti, que les experts utilisés pour ces country visits sont des experts en la matière au lieu d’être des experts en techniques d’auditing. Et c’est là une autre brèche au travers de laquelle les non-conformités peuvent tranquillement passer inaperçues. L’approche latente de l’”amélioration continue”, qui présuppose un dialogue entre l’État évalué et l’évaluateur, en l’absence de ces préconditions méthodologiques de base, se réduit à une négociation au rabais, sans aucune dignité et certes non utile.  

L’exercice de l’évaluation périodique du respect des principes de l’État de droit est une initiative bonne et juste. L’utilisation d’instruments méthodologiques inadéquats la rend toutefois délétère. En particulier il apparait urgent de développer un groupe d’experts (externes) qualifiés en techniques d’auditing de compliance  [compliance (external) auditors].  

  

L’auteur, Massimo BALDUCCI, est expert au Centre pour la bonne gouvernance du Conseil de l’Europe, professeur à l’Université de Florence et vice-président du Réseau européen des organisations de formation des autorités locales et régionales (ENTO). Massimo est également l’auteur de plusieurs publications en français, anglais et italien, avec un accent particulier sur la gestion publique. 

Il est l’un des auteurs de l’italienne Risk & Compliance Platform (www.riskcompliance.it). 

 

(1)2024 Rule of law report – Communication and country chapters 

(2)Osservatorio sulle Fonti (www.osservatoriosullefonti.it) 

(3)  Directorate General Justice and Consumers, (2024), Rule of Law Report, Methodology, European Commission 

(4)  Council of Europe, (2016), The Rule of Law Checklist, Implementation Guide and Project Tools 

(5)  The United Nations, (2011), Rule of Law Indicators, Implementation Guide and Project Tools 

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