Stefan Duchateau
Avant de prendre véritablement les rênes du pouvoir, les partenaires de la coalition gouvernementale italienne actuelle ne craignaient pas d’effrayer régulièrement les marchés financiers en annonçant des propositions plus extravagantes les unes que les autres. Les mesures préconisées, comme l’augmentation des pensions et l’instauration d’un revenu « de citoyenneté », visaient en priorité à flatter l’électorat du gouvernement populiste. Aux yeux des autres, elles apparaissaient surtout aussi inefficaces qu’irréalistes. Vu l’endettement public colossal de l’Italie, de telles largesses budgétaires ne sont supportables en effet que si la croissance économique génère suffisamment de recettes fiscales pour les compenser. Or, aucune personne sensée ne croit que ces interventions simplistes puissent produire le moindre effet retour de quelque ampleur, ni à court terme ni à long terme. La Commission européenne réserve donc à chacune de ces propositions « ambitieuses » italiennes un accueil plutôt glacial.
Le dernier projet de budget en date, annoncé pour les trois prochaines années, menace lui aussi d’être qualifié d’« intenable ». Alors que personne ne connaît encore le moindre détail de la projection des dépenses du gouvernement italien, le principal chiffre de cette « ébauche », à savoir 2,4 % de déficit budgétaire annuel (pour les trois prochaines années) suffit déjà largement à la rendre complètement inacceptable aux yeux des partenaires européens.
Comme tous les États membres de l’Union européenne (UE) fortement endettés, l’Italie doit veiller en premier lieu à réduire de manière systématique et durable sa dette publique, laquelle atteint des sommets mondiaux tant en chiffres absolus qu’en termes relatifs (par rapport à son P.I.B.). Pour qu’un tel déficit budgétaire (2,4 %) ne creuse pas davantage la dette publique, la croissance économique devrait accélérer (substantiellement) pour atteindre au minimum 1,6 ou 1,7 %. Mais aucun institut économique n’avance une telle estimation de croissance pour les années qui viennent. Ainsi, l’OCDE ne prévoit qu’un rythme de croissance de 1,1 % en 2019.
Le gouvernement italien rétorque que la hausse des dépenses budgétaires dopera la croissance, mais seul lui, ou à peu près, semble y croire. Dans les circonstances actuelles, le déficit budgétaire ne peut s’élever qu’à 1,6 % pour éviter tout nouveau dérapage de la dette. Les gouvernements des États membres sont d’ailleurs tenus, ne l’oublions pas, à respecter les normes européennes qui imposent la prise de mesures structurelles destinées à réduire progressivement leur endettement.
Impossible que l’UE approuve une telle épure budgétaire
Il est facile de deviner la raison qui pousse le gouvernement italien à formuler de telles propositions qu’il sait inacceptables. Primo, parce que la popularité des deux partis gouvernementaux est en chute libre après n’avoir réalisé que très peu, voire aucune, de leurs promesses électorales. Et secundo, parce qu’ils doivent bien trouver un bouc émissaire à leur politique défaillante. L’UE, une institution qu’on aime critiquer (trop facilement), est évidemment la cible toute trouvée. Le gouvernement italien a beau jeu ainsi de canaliser les remontrances croissantes de sa base électorale vers la forteresse bruxelloise et ses eurocrates « hors sol ». Ce faisant, il lui sera plus facile par la suite de revoir ses ambitions budgétaires à la baisse, à un niveau plus acceptable pour l’UE.
Dans l’immédiat, les plans gouvernementaux actuels ne sont donc ni définitifs ni fatidiques. Les marchés financiers s’interrogent cependant sur la pertinence d’une telle tactique, sachant que le gouvernement italien fait (à nouveau) le choix de la confrontation avec l’UE. Il est peu vraisemblable que le gouvernement ne corrige pas son budget lorsqu’il devra l’introduire au niveau européen. Mais il n’y consentira qu’après plusieurs tentatives théâtrales de faire approuver l’épure actuelle en l’état. Autant d’essais voués à l’échec, mais chaque refus sera l’occasion pour le gouvernement italien d’exprimer (haut et fort) son courroux à l’égard de la politique stérile de l’UE. Les marchés ont donc décidé de lui infliger une majoration de sa prime de risque, faisant bondir de la sorte le taux d’intérêt italien à 10 ans, comme ils l’avaient fait immédiatement après la formation improbable de la coalition (instable) actuelle.
On s’attend à présent à ce que les propositions budgétaires s’enlisent déjà à Rome, avant même d’atteindre Bruxelles ou Francfort (où siège la Banque centrale européenne). Le président italien brandit en effet avec beaucoup de conviction la Constitution du pays qui oblige le gouvernement à introduire des propositions budgétaires équilibrées en vue de rendre soutenable la dette publique.
Dans un premier temps, l’UE, tout comme la BCE, seraient bien inspirées de ne pas trop s’immiscer dans ces débats internes pour éviter toute crispation transalpine inutile et ne pas permettre au gouvernement de pointer du doigt une « ingérence » européenne. C’était précisément cette antipathie à l’encontre de Bruxelles qui avait contribué à mettre en selle le gouvernement actuel.
D’ici à ce que les autorités européennes interviennent, le « sale boulot » revient au président italien et aux parlements locaux, avec le concours des marchés financiers. Ces derniers n’ont pas attendu pour envoyer des signaux clairs sur le futur sort désastreux réservé à l’économie italienne si ses dirigeants osaient vraiment mettre en œuvre de telles propositions.
Les taux sur la dette publique italienne grimperaient si haut qu’ils agiraient comme un repoussoir. La BCE se gardera bien aussi de taper du poing sur la table et préfèrera, dans un premier temps, agir dans les coulisses du théâtre politique romain. En principe, le message envoyé par les marchés financiers devrait suffire, surtout après les exemples récents de la crise en Grèce et de la déconfiture argentine et turque.
Dans le cas transalpin, la situation de la BCE est cependant beaucoup plus délicate dans la mesure où son bilan est gorgé d’obligations italiennes qui ont été rachetées dans le cadre du programme quantitative easing. Et elle ne l’est pas moins pour plusieurs grandes banques européennes, elles aussi, détentrices de montagnes de titres de la dette italienne.
L’auteur Stefan Duchateau est Professeur Risk Management et conseiller auprès du Groupe Argenta.
Après le chaud, l’heure est venue de souffler le froid
06 octobre 2018