De l’importance d’un contrat écrit en matière de gestion de patrimoine
Des clients faisaient valoir qu’un contrat de gestion de portefeuille avait été noué entre eux et une société de gestion de portefeuille et de conseil en investissement, mais sans que ce contrat soit conclu par écrit, ce qui constituait selon eux une faute dans le chef de la société de gestion. Cette dernière faisait valoir qu’effectivement, aucun contrat écrit n’avait été signé par elle-même et les clients. Elle considérait que ces derniers, qui supportaient la charge de la preuve, n’établissaient pas l’existence d’un contrat de gestion de portefeuille verbal. Le litige fut soumis au tribunal de première instance de Bruxelles.
Ce dernier rappela dans un premier temps que selon le droit applicable à l’époque de la conclusion alléguée du contrat, en mai 2008, il fallait entendre par gestion de portefeuille : « la gestion discrétionnaire et individualisée de portefeuilles incluant un ou plusieurs instruments financiers, dans le cadre d’un mandat donné par le client. » (art. 46, 8° de la loi du 6 avril 1995 relative au statut et au contrôle des entreprises d’investissements).
Il précisa que la gestion de portefeuille constituait un service financier soumis à une réglementation qui visait à le contrôler, notamment quant aux types d’intermédiaires à pouvoir prester ce service et quant aux obligations mises à charge de ceux-ci, le tout dans une optique de protection de l’épargne et des investisseurs. Cet objectif de protection de l’investisseur était inhérent à ce type d’activité strictement règlementée. Conformément au droit commun de la charge de la preuve, c’est à la partie qui invoque l’existence d’un contrat de gestion de fortune qu’incombe la preuve de ce contrat. En l’absence d’écrit, le contrat peut se prouver par toutes voies de droit, notamment être déduit d’un faisceau de présomptions précises et concordantes.
Le tribunal rappela que la preuve civile consiste le plus souvent à « établir une vraisemblance suffisante pour convaincre le juge qui se retournera vers l’autre partie en lui donnant la possibilité de faire apparaître une vraisemblance en sens contraire ». En l’espèce, il n’était pas contesté que le père des clients avait conclu un contrat de gestion de portefeuille avec la société de gestion et que ce contrat avait pris fin en raison de la disparition de son objet, lorsque le portefeuille a été transféré aux enfants en mai 2008.
Le tribunal constata que la situation de portefeuille adressée par la société de gestion aux enfants et les documents précédemment envoyés à leur père, étaient similaires à l’exception de l’indication du titulaire et du numéro de contrat.
Dans les deux cas également, l’évaluation globale du portefeuille était suivie de rubriques détaillées quant aux différents instruments financiers ou valeurs, regroupés par catégories, de ventilations par zones géographiques et style d’investissements, par devises, avec également une évolution des capitaux et une performance historique. Pour terminer, le rapport contenait également, dans chaque cas, un aperçu des transactions, soit une liste de celles-ci. Ceci constituait pour le tribunal une première présomption que la relation unissant les enfants à la société de gestion était de même type que celle unissant précédemment leur père à ladite société. Par ailleurs, dans un courrier joint au dossier, la société de gestion proposait aux enfants, à titre de geste commercial, de supprimer la commission de gestion, ce qui, a contrario, indiquait bien que, dans la relation entre les parties, une commission de gestion était normalement due.
Selon le tribunal, la société de gestion avait marqué son accord sur la mission de gestion du portefeuille des enfants dès la date à laquelle le portefeuille leur avait été transféré donnant d’ailleurs à ce contrat de gestion de portefeuille un numéro propre.
L’ensemble des éléments soumis au tribunal constituait un faisceau de présomptions précises et concordantes qui permettait selon ce dernier d’établir avec certitude que les enfants et la société de gestion étaient liés par une convention de gestion de portefeuille dès le mois de mai 2008.
L’article 27 de la loi du 2 août 2002 relative à la surveillance du secteur financier et aux services financiers dispose que l’entreprise réglementée qui fournit un service d’investissement autre qu’un conseil en investissement à un nouveau client de détail, conclut par écrit avec ce client une convention de base, sur papier ou autre support durable, énonçant les droits et obligations fondamentaux de l’entreprise et du client. De même, l’article 20 de l’arrêté-royal du 3 juin 2007 portant les règles et modalités visant à transposer la directive concernant les marchés d’instruments financiers dispose que : » §1er. Les entreprises réglementées ne peuvent commencer à prester des services de gestion de portefeuille à un client de détail avant d’avoir conclu avec celui-ci une convention écrite énonçant les droits et obligations fondamentaux de l’entreprise réglementée et du client ainsi que les autres conditions auxquelles l’entreprise réglementée fournit des services au client. »
Ces deux dispositions imposent donc la conclusion d’un contrat de gestion de portefeuille écrit avec tout client de «détail », c’est-à-dire tout client particulier, catégorie dont il n’est pas contesté que les enfants faisaient partie. Les dispositions susvisées ne prévoient pas quelle est la conséquence de l’absence de contrat écrit.
Le tribunal rappela qu’en principe, les contrats étaient régis par le consensualisme. Toutefois, précisa le tribunal, par dérogation à ce principe, le législateur peut imposer certaines formes, et ce en vue d’accomplir certaines fonctions : notamment à des fins de protection de la volonté, à des fins probatoires, des fins d’information. Le formalisme est protecteur de volonté lorsque les règles de forme – par exemple l’exigence d’un écrit – visent à assurer la protection d’une partie ou de tiers. Il en va ainsi de l’exigence d’écrit pour le contrat de gestion de portefeuille, avec pour conséquence que la sanction du défaut d’écrit est une nullité relative de la convention, qui doit être soulevée par le client particulier. Ce formalisme s’inscrit dans l’objectif de protection de l’investisseur poursuivit par la législation en la matière qui avait encore été renforcé depuis la règlementation MIFID et s’expliquait aussi par la différence, d’informations notamment, entre les professionnels de l’investissement et leurs clients particuliers. En effet, l’écrit vise à assurer la protection de la partie jugée plus faible, c’est-à-dire l’investisseur particulier, face au professionnel.
L’article 20 § 2 de l’arrêté-royal énumère de surcroît une série de sujets qui doivent être prévus dans le contrat écrit en vue d’assurer la protection de l’investisseur particulier, notamment le fait que le prestataire de services s’est bien, préalablement à la convention, procuré les informations nécessaires concernant les connaissances et l’expérience du client en rapport avec le service (ici, la gestion de fortune), sa situation financière et ses objectifs d’investissements.
C’était, selon le tribunal, le respect de ces obligations, attestées par le contrat écrit, qui permettait ensuite au gestionnaire de portefeuille d’accomplir sa mission au mieux des intérêts de son client. Le tribunal rappela que la sanction du défaut d’écrit conforme à la loi n’était pas prévue par le texte légal, mais dans la mesure où cette formalité vise à protéger les clients, la partie faible au contrat, ce défaut de validité formelle, devait être sanctionné par la nullité relative par application de la théorie générale des nullités. Toutefois, le tribunal précisa que cette nullité n’est en principe pas automatique. Le juge dispose d’un pouvoir d’appréciation sur l’incidence de l’absence d’écrit.
La société de gestion avait bien violé l’article 20 §1 de l’arrêté-royal du 3 juin 2007, disposition en vertu de laquelle elle ne pouvait prester un service de gestion de fortune avant la conclusion d’un contrat écrit. Elle avait aussi manqué à ses obligations d’information et à son obligation de connaître son client. Il ressortait en effet des éléments soumis au tribunal que la société de gestion n’avait pas pris la peine, avant la prise de cours du contrat de gestion de portefeuille avec les enfants de s’enquérir de leurs connaissances, de leur expérience, de leur situation financière, de leurs objectifs d’investissements et du degré de risques qu’ils étaient prêts à accepter, lesquels n’étaient pas nécessairement identiques à ceux de leur père. La société de gestion s’était contentée de continuer avec eux la même gestion que celle qu’elle avait développée avec leur père, alors même que les enfants lui avaient fait valoir, déjà avant que leur propre contrat ne débute, que ce type de gestion ne les satisfaisait pas.
L’absence de contrat écrit ne pouvait être considérée comme un simple manquement formel selon la Cour. Le défaut pour la société de gestion d’avoir établi un contrat écrit avec les enfants avait porté gravement atteinte aux intérêts de ceux-ci, car en s’abstenant de dresser un contrat écrit et en continuant simplement à gérer leur portefeuille comme elle le faisait avec leur père, la société de gestion a manqué à son obligation de base, qui était celle de connaître ses clients et de s’enquérir de leurs connaissances, expérience, situation financière et objectifs. N’ayant pas rempli cette obligation fondamentale, la société de gestion ne pouvait ensuite accomplir sa mission, qui était de gérer le portefeuille aux mieux des intérêts des enfants, puisque, précisément, elle n’avait pas pris la peine d’identifier ces intérêts. Il s’imposait dès lors, selon le tribunal, de prononcer la nullité du contrat de gestion de portefeuille. Conformément au droit commun, la nullité d’une convention opère en principe avec effet rétroactif, l’objectif étant de remettre les parties dans la situation qui aurait été la leur si le contrat n’avait pas été conclu. La nullité du contrat de gestion de portefeuille impliquait donc la restitution à l’investisseur des liquidités ou du portefeuille qu’il avait confié au gestionnaire. Dans le cas d’un portefeuille, il convenait d’avoir égard à sa valeur au jour auquel l’investisseur l’a confié au gestionnaire, dès lors que ses variations subséquentes font partie des effets de la convention conclue, qui est annulée. En l’espèce, une restitution en nature des instruments qui composaient le portefeuille n’était plus envisageable, eu égard aux réalisations opérées. Il convenait dès lors d’ordonner une restitution par équivalent. Il n’était pas ailleurs pas justifié, selon le tribunal, de tenir compte d’une valeur hypothétique que le portefeuille aurait eue à l’heure actuelle si les réalisations demandées par les enfants n’avaient pas été opérées. Il n’est, en outre, nullement démontré que ceci conduirait à une réduction de la restitution à opérer. Le tribunal condamna la société de gestion à restituer le montant que les enfants avaient reçu de leur père en mai 2008 augmenté… des intérêts au taux légal.
Jean-Pierre Buyle