Alain Deladrière
Il y a fort à parier que la croissance émergente déçoive à nouveau en 2015. Pourtant, certains pays commencent à profiter de la faiblesse de leur devise et de la baisse des cours du pétrole, comme l’explique Mary-Therese Barton, gérante d’investissement senior, dette émergente de Pictet Asset Management.
Risk & Compliance Platform Europe: Dans quelle mesure la morosité économique mondiale pénalise-t-elle les économies émergentes?
Mary-Therese Barton : “L’économie mondiale tourne au ralenti, même s’il y a eu une légère amélioration au quatrième trimestre grâce à la chute des cours du pétrole, qui a dopé la confiance des ménages, notamment américains. Cette morosité économique et les inquiétudes suscitées par la faiblesse de l’inflation pèsent sur les rendements souverains des grands pays. Le rendement des bons du Trésor américain à 10 ans, un indicateur très suivi qui influe sur les marchés émergents, pourrait ainsi s’approcher de 1,5 % avant de rebondir vers 3 %, un niveau proche de celui qui avait entraîné une correction brutale sur les marchés émergents à la mi-2013. C’est la raison pour laquelle les investisseurs ont repoussé leurs anticipations d’un premier relèvement des taux directeurs américains au second semestre 2015. Cela devrait être une bonne nouvelle pour la dette émergente. En revanche, les devises émergentes devraient rester sous pression pendant un certain temps. Le dollar a quant à lui poursuivi son avancée en janvier, alors qu’il s’était déjà adjugé 5 % au dernier trimestre 2014 par rapport à un panier de grandes monnaies. La croissance économique des pays émergents devrait également rester timide, principalement en raison de la faiblesse des exportations. Mais le ralentissement conjoncturel n’est pas le seul en cause. Les économies émergentes ont vu leur compétitivité s’émousser ces trois dernières années en raison d’une augmentation du coût du travail et d’une dégradation de la productivité. Conséquence: le différentiel de croissance entre pays émergents et pays développés s’est réduit et a touché son plus bas niveau en 12 ans l’an passé, à 3,3 %, contre un plus haut de 7,8 % en 2009. Pour qu’elles puissent véritablement surperformer leurs homologues développées, les économies émergentes ont besoin non seulement d’un rebond de la croissance mondiale, mais aussi de réformes structurelles et d’amélioration de leur compétitivité. En la matière, il existe des signes encourageants: la productivité du secteur manufacturier a cessé de reculer et s’est stabilisée en 2013, et le coût du travail a diminué.”
Risk & Compliance Platform Europe : Quel est l’impact de la baisse des cours des matières premières sur la performance de la dette émergente?
Mary-Therese Barton : “Les matières premières ont encaissé des variations impressionnantes, avec une chute de près de 50 % des cours du pétrole et des prix du cuivre au plus bas depuis six ans. Dans ce contexte, l’impact est différent selon que les pays sont exportateurs ou importateurs de matières premières. Prenons l’exemple de la Turquie, grande importatrice d’énergie et de matières premières. Sa dette en dollars comme en monnaies locales a surperformé l’indice de référence l’an passé, car cette baisse des cours a permis au pays de réduire son déficit courant, tout en dopant les exportations de 4 %, un chiffre record. Selon les calculs des économistes de Pictet Asset Management, une baisse de 25 % des cours du pétrole se traduit par une hausse d’un point de pourcentage du PIB turc, un impact supérieur à la moyenne pondérée des économies émergentes. L’Inde figure également parmi les pays importateurs d’énergie; sa dette en dollars a surclassé l’indice de référence l’an passé. Et notre analyse montre qu’une baisse de 25 % des cours du pétrole fait croître le PIB indien de 1,8 point de pourcentage. A l’inverse, le Brésil et la Colombie ont vu leur déficit courant grimper en flèche car, pour ces deux exportateurs de matières premières, la baisse de l’or noir constitue bien évidemment une mauvaise nouvelle. Par ailleurs, la baisse des prix des matières premières peut permettre d’atténuer les tensions inflationnistes dans de nombreuses économies émergentes. Cela étant, il ne semble pas exister actuellement de véritable menace de déflation, sauf dans certains pays d’Europe de l’Est (Hongrie et Pologne par exemple).”
Risk & Compliance Platform Europe : Que font les pays émergents pour relancer la croissance?
Mary-Therese Barton : “Pour l’heure, la majorité d’entre eux a choisi de ne pas se tourner vers la relance budgétaire. Les déficits sont restés stables à 2-3 % du PIB ces trois dernières années, période pendant laquelle les finances publiques des Etats- Unis et de la zone euro se sont dégradées. Les économies émergentes ont réussi à garder le cap de la discipline budgétaire mise en place après les crises financières de ces 25 dernières années, ce qui signifie qu’elles ont choisi la politique monétaire pour relancer l’activité. Et c’est sans doute la raison pour laquelle le marché anticipe un relèvement excessivement fort des taux d’intérêt. Les investisseurs tablent par exemple sur une augmentation de 75 points de base des taux d’intérêt brésiliens sur les 12 prochains mois, ce qui nous semble trop ambitieux compte tenu de la morosité des perspectives économiques. Et la banque centrale du Brésil pourrait même selon nous baisser ses taux au second semestre. L’Inde vient de surprendre les marchés en abaissant les siens, emboîtant le pas à la Chine, qui avait elle aussi pris les investisseurs de court en réduisant ses taux directeurs en novembre. Ces décisions offrent aux investisseurs l’occasion d’acheter de la dette émergente en monnaies locales.”
Risk & Compliance Platform Europe : Compte tenu de votre opinion sur les perspectives des économies émergentes et du dollar, comment positionnez-vous votre portefeuille à l’heure actuelle?
Mary-Therese Barton : “Les portefeuilles de dette en monnaies locales sous- pondèrent actuellement les monnaies émergentes. Même si la majeure partie de l’ajustement semble déjà avoir eu lieu, de nouveaux accès de faiblesse ne sont pas à exclure dans les mois à venir. Selon les modèles de juste valeur de Pictet Asset Management, les devises émergentes sont actuellement sous-évaluées de 22 %. Cette situation pourrait aider les économies émergentes à regagner une partie de leur compétitivité. Des améliorations sont d’ailleurs d’ores et déjà visibles, et la tendance devrait s’accélérer en cours d’année, ce qui pourrait être l’occasion d’acheter des devises émergentes. Nous privilégions certaines monnaies asiatiques, notamment la roupie indienne, qui devrait profiter des réformes structurelles engagées par le gouvernement et du redressement de l’équilibre budgétaire à la faveur de la baisse des cours des matières premières. Le peso philippin nous semble également intéressant car la croissance devrait avoisiner 6 % dans le pays. En outre, la devise est soutenue par la stabilité politique, la crédibilité de la politique monétaire et le récent passage en catégorie investment grade. Il existe par ailleurs des opportunités attrayantes au niveau des taux, car le tassement de la croissance et l’atténuation des tensions inflationnistes devraient inciter les banques centrales à baisser leurs taux, ce qui ferait reculer les rendements. C’est notamment ce qu’ont fait la Turquie, l’Inde et la Roumanie au mois de janvier. En ce qui concerne les portefeuilles en dollars, nous continuons de mettre l’accent sur les marchés à haut rendement qui évoluent plutôt en fonction de leurs fondamentaux, notamment le Liban, le Vietnam, la Mongolie et la Côte d’Ivoire. A l’inverse, nous sous-pondérons la Chine, la Malaisie et le Chili, où les écarts de taux par rapport aux bons du Trésor américain sont très faibles. Nous continuons de penser qu’à long terme, la dette émergente est une classe d’actifs plus intéressante que la dette des pays développés. L’unité Stratégie de Pictet Asset Management estime que la dette en monnaies locales devrait générer un rendement annuel en dollars d’au moins 7 % sur les cinq prochaines années et que celui de la dette en dollars devrait dépasser 4 %, surpassant les obligations souveraines des pays développés et les obligations d’entreprise.”
Risk & Compliance Platform Europe : Quelle est votre opinion sur les marchés plus risqués, citons par exemple la Russie ou le Vénézuela?
Mary-Therese Barton : “Nous n’avons aucune exposition aux obligations d’entreprises russes et sous-pondérons très fortement les obligations quasi-souveraines, qui sont selon nous plus touchées par les sanctions et l’atonie de l’économie. Nous sommes désormais neutres face au rouble, que nous avions sous-pondéré pendant la majeure partie de l’année 2014. Cette décision s’explique par le fait que nous pensons que la devise peut rebondir, car elle a perdu plus de 45 % en 2014, avec une volatilité marquée en décembre. L’économie russe devrait continuer de souffrir de la baisse des cours du pétrole et des tensions géopolitiques, et pourrait se contracter cette année. Le pays a vu la dégradation de sa note investment grade et a eu du mal à placer sa dette lors des dernières adjudications. Pourtant, Moscou ne devrait pas avoir de difficultés à rembourser sa dette. Avec près de 400 milliards de dollars de réserves de change, le pays a tout à fait les moyens de l’honorer. Concernant le Vénézuela, seuls les portefeuilles de dette en dollars y sont exposés, à concurrence de la pondération du pays dans l’indice JP Morgan EMBI Global Diversified (c’est-à-dire 1,6 %). Avec un rendement de plus de 30 %, nous pensons que les obligations d’Etat vénézuéliennes sont trop rémunératrices pour être sous-pondérées. En 2014, une surpondération tactique avait apporté une modeste contribution à la performance, et nous l’avions réduite en octobre après la chute des cours du pétrole. L’orientation des prix de l’énergie jouera un rôle décisif, car le pétrole représente environ 98 % des exportations du Vénézuela et joue un rôle déterminant dans la capacité du pays à honorer sa dette. En fin d’année dernière, le président Nicolas Maduro avait assuré que le pays rembourserait chaque centime emprunté, et nous ne doutons pas de sa détermination. C’est la raison pour laquelle le risque de défaut paraît limité dans les mois à venir. Pour apaiser les craintes de défaut, le Vénézuela tente d’utiliser Citgo (société de raffinage de droit américain détenue par l’entreprise publique vénézuélienne PDVSA) pour placer de la dette en dollars émise sous droit new-yorkais. Notons par ailleurs que le pays détient les plus grandes réserves pétrolières au monde, des réserves onshore facilement accessibles. Cependant, son excédent courant se réduit, dans le sillage de la baisse des revenus, car les cours du pétrole sont passés sous le point d’équilibre, ce qui rend le budget déficitaire. Le risque de défaut devrait donc augmenter significativement en 2016.”
Mary-Therese Barton, gérante d’investissement senior, dette émergente, a rejoint Pictet Asset Management en 2004 en tant qu’analyste dette émergente. Depuis 2005, elle est gérante d’investissement senior en charge des portefeuilles de dette émergente. Avant de rejoindre Pictet AM, elle avait travaillé chez Dun & Bradstreet, où elle était économiste responsable de l’analyse des pays européens. Elle est titulaire d’un bachelor avec mention en philosophie, politique et économie du Balliol College d’Oxford, ainsi que d’un master avec mention en finance du développement du Centre for Financial Management Studies de la SOAS (School of Oriental and African Studies), qui appartient à l’Université de Londres. Elle est également titulaire du diplôme de Chartered Financial Analyst (CFA).
Dette émergente : la faiblesse des devises va doper la compétitivité
09 mars 2015