Simon Lue-Fong
Après dix ans de responsabilité de la dette émergente en monnaies locales chez Pictet Asset Management, Simon Lue-Fong évoque ici l’évolution du marché durant cette période et les futures opportunités.
En quoi les conditions du marché de la dette émergente ont-elles changé ces dix dernières années?
Nous traversons une période inhabituelle. Il y a dix ans, la dette émergente connaissait de très forts soubresauts caractérisés par l’alternance de pics et de creux. Or, même à cette époque, les phases baissières étaient relativement courtes. Les corrections ne duraient guère plus d’un an et étaient suivies d’un rebond.
Mais le marché de la dette émergente en monnaies locales connaît aujourd’hui une évolution radicalement différente, avec une chute ininterrompue depuis trois ans. La persistance de cette baisse a pris bon nombre d’investisseurs au dépourvu: ayant été trop prompts à juger que le cycle en cours avait atteint son point bas, ils sont maintenant déçus. Je dois dire que nous nous en sommes globalement bien tirés durant cette période, ce qui est selon moi dû au fait que nous avons su identifier les principaux facteurs macroéconomiques responsables de la baisse des devises des pays émergents, lesquels ont à leur tour pesé sur les rendements de la dette en monnaies locales.
La faiblesse des monnaies des pays émergents s’explique par l’atonie inhabituelle de la croissance. Entre le début des années 1990 et 2012, les économies émergentes ont en général affiché des taux de croissance inférieurs à la moyenne historique sur des périodes allant de deux à six trimestres au maximum. Aujourd’hui toutefois, cette faible croissance perdure depuis 15 trimestres, selon nos économistes.
Fait intéressant, cette période exceptionnellement longue de sous-performance concerne uniquement la dette émergente en monnaies locales. La dette émergente en monnaies fortes n’a quant à elle toujours pas connu plus d’une seule année négative.
Voyez-vous des signes annonçants la fin de ce cycle baissier?
La croissance économique reste insuffisante et je ne vois guère ce qui pourrait l’impulser à court terme. Il semble n’y avoir aucun catalyseur à l’échelon national ou mondial. Les pays émergents sont globalement entravés par l’ampleur du soutien monétaire ou budgétaire qu’ils peuvent générer, ce qui du reste est la raison pour laquelle leurs monnaies subissent toute la pression de l’ajustement économique. La demande intérieure dans les pays concernés est déjà relativement élevée et l’aptitude de la dette publique ou privée à la stimuler encore plus paraît limitée. En fait, la solution est davantage susceptible de provenir de l’étranger.
L’une des données auxquelles nous attachons une importance particulière est l’évolution des exportations nominales, qui sont fortement corrélées avec la croissance du PIB et les devises. Or, la croissance des exportations nominales des pays émergents ne s’est pas encore entièrement remise de l’effondrement amorcé au deuxième semestre 2011.
Autrefois, lorsque l’économie américaine s’essoufflait, l’Europe ou le Japon prenaient le relais. Plus récemment, la Chine est devenue un moteur majeur. Mais aujourd’hui, le pays de l’Oncle Sam surnage tout juste, l’Europe est en proie à ses propres difficultés économiques, les efforts de relance de l’économie japonaise échouent depuis 25 ans et les dirigeants chinois organisent un ralentissement progressif alors qu’ils tentent de rééquilibrer l’économie du pays.
Et il n’y a pas de « nouvelle Chine » à l’horizon. Il ne peut s’agir du Brésil, même s’il y a peu de temps encore tout le monde pensait que ses routes étaient pavées d’or. Ce ne peut pas non plus être l’Inde, qui reste bridée par de trop nombreuses contraintes bureaucratiques. Alors qui pour prendre le relais et impulser la croissance? La question reste posée aujourd’hui.
Ces perspectives semblent peu réjouissantes et dans ces conditions, que doivent faire les investisseurs?
Les conditions sont certes difficiles, mais notre approche a été la bonne et nous sommes restés fidèles à nos opinions quand beaucoup interprétaient mal les signaux macroéconomiques ou n’en tenaient pas compte.
Je pense toutefois que nous sommes plus près de la fin que du début du cycle en cours.
De plus, aucune crise majeure ne semble se profiler dans les pays émergents. Les crises qu’ils ont connues dans les années 1980 et 1990 ont globalement pris fin lorsqu’ils se sont ralliés au consensus de Washington prôné par le FMI. Les pays émergents ont ainsi commencé à mieux gérer leurs finances publiques, ont rendu leurs banques centrales indépendantes et se sont mis à viser un objectif d’inflation.
Ces évolutions ont amené certains investisseurs à un excès d’optimisme. Après la crise financière mondiale de 2008, une partie de l’opinion estimait que les marchés émergents allaient sauver la planète. Ces deux dernières années, cette euphorie s’est évanouie au Brésil et dans des pays comme l’Afrique du Sud et la Turquie.
Cependant, bon nombre de pays émergents ont pris les bonnes décisions, y compris en laissant leur monnaie flotter librement et absorber en grande partie l’ajustement économique. Cette mesure pourrait ne pas suffire à elle seule, mais lorsque des monnaies excèdent leur juste valeur, des opportunités de placement apparaissent. Selon nos modèles, les monnaies des pays émergents ont chuté de 40 ou 50% en cinq ans et sont actuellement sous- évaluées de 25%.
Nous avons eu en début d’année un aperçu des conséquences qui pourraient en découler pour les investisseurs. Lors de leur réunion à Shanghai en février dernier, les ministres des Finances du G20 ont apparemment pris acte du fait que les grandes économies mondiales ne pouvaient dévaluer leur monnaie toutes en même temps. Ces politiques s’étaient en effet montrées inefficaces. Cette inflexion a soulagé les marchés et provoqué un rebond des devises émergentes jusque fin avril.
Dernièrement, la Réserve fédérale américaine (Fed) a adopté un ton plus prudent. Cette évolution est bienvenue pour les banques centrales des pays émergents, inquiètes de devoir elles-mêmes relever leurs taux d’intérêt pour maintenir le portage positif de leurs actifs financiers par rapport aux Etats-Unis afin d’attirer l’investissement.
Les décisions de la Fed importent énormément pour l’ensemble des actifs risqués. Rappelons-nous que la dette émergente en monnaies locales a atteint un pic en mai 2013 suite à l’annonce par Ben Bernanke, son président de l’époque, de la réduction progressive de son programme d’assouplissement quantitatif.
Bien que le bilan ne soit pas particulièrement encourageant pour la dette émergente en général, le marché recèle-t-il tout de même des îlots de potentiel?
Certains pays d’Asie du Sud-Est semblent intéressants, notamment le Vietnam, qui ne figure pas dans l’indice de la dette émergente. Ce dernier a largement résolu ses problèmes dans les secteurs bancaire, du crédit et du logement. Il s’agit d’un marché en devenir, mais le volume négociable de sa dette est limité à l’heure actuelle. Dans le reste de la région, la Malaisie a vu sa dette se déprécier en raison du scandale impliquant le fonds souverain 1MDB, actuellement visé par une enquête pour soupçons de corruption. Globalement toutefois, la région offre déjà de faibles rendements car l’investissement y est jugé moins risqué.
L’Amérique latine recèle selon moi le meilleur potentiel. La région a connu de nombreux remous politiques ces dernières années, mais ces remous créent des opportunités de placement. Prenons l’Argentine par exemple. Le pays dispose désormais d’un gouvernement techniquement compétent qui est déterminé à ramener le taux d’inflation à 5% d’ici fin 2018, contre 40% lorsqu’il a pris les rênes. Je ne pense pas qu’il y parviendra, mais atteindre cet objectif à moitié serait déjà un accomplissement considérable. L’Argentine ne figure pas non plus dans les indices de la dette émergente, mais nous avons acheté des emprunts d’Etat argentins plus tôt dans l’année. Certes, il s’agit d’un placement risqué, mais la dette argentine a affiché un temps un rendement d’environ 38%. La demande était telle qu’elle a commencé à tirer le peso argentin vers le haut, poussant le gouvernement à restreindre les achats des investisseurs étrangers.
Le Brésil connaît quant à lui des difficultés, mais pourrait lui aussi s’orienter vers un gouvernement technocratique et vers une position similaire à celle de l’Argentine. Et si les conditions se détériorent actuellement au Venezuela, la situation pourrait toutefois se décanter au cours des 18 prochains mois.
Comme vous pouvez le voir, des opportunités existent. Cependant, nous ne sommes plus à l’époque euphorique où les prix de tous les actifs grimpaient grâce à l’ampleur des liquidités et où peu importait ce que vous achetiez. Désor- mais, il est essentiel d’opérer des distinctions et ce principe restera certainement un élément clé de notre approche.
Est-il possible que les investisseurs cessent un jour de faire une distinction entre dette des pays développés et dette émergente et regroupent au contraire ces deux catégories en une seule allocation?
Lorsque nous avons créé notre fonds il y a dix ans, les investisseurs institutionnels ne traitaient pas la dette émergente comme une catégorie à part. Leurs placements en dette émergente étaient classés dans l’une des autres catégories existantes. Aujourd’hui, leur allocation atteint environ 2 à 3%.
La classification en dette émergente semble parfois dénuée de logique. Par exemple, pourquoi un pays membre de l’Union européenne comme la Pologne est-il considéré comme une économie émergente? Dans d’autres cas cependant, notamment dans celui du Venezuela, la qualification de marché émergent est justifiée.
Toutefois, l’importance de la dette émergente ne peut que croître aux yeux des investisseurs, en particulier à l’heure où les rendements des marchés développés s’évanouissent.
La Chine dispose par exemple d’un marché énorme et bien établi pour sa dette en monnaie locale, mais elle ne figure pas encore dans les indices internationaux. Nous y avons accès car nous sommes autorisés à investir hors indice. Une fois la dette chinoise intégrée aux principaux indices obligataires – notons d’ailleurs que les autorités du pays s’efforcent déjà d’ouvrir progressivement leur marché offshore – elle attirera des flux plus considérables encore et jouera un rôle de plus en plus important dans les portefeuilles des investisseurs.
Simon Lue-Fong, Responsable de la dette émergente Pictet Asset Management
Dette émergente: une décennie mouvementée pour les investisseurs
04 août 2016