Par Stefan Duchateau
Comment avions-nous imaginé nos adieux à cette sale petite bestiole ? Réunis sur un quai de gare, agitant des mouchoirs blancs en direction du virus Covid-19 qui s’en retourne lentement vers son lieu de naissance, dans ses grottes à chauve-souris en Extrême-Orient ? En essuyant même une larme à la pensée reconnaissante du long et hospitalier accueil que l’humanité lui avait réservé ? Non, ce virus se battra pour chaque bout de terrain qu’il a conquis et punira sans pitié chaque faille dans nos lignes de défense. Malgré l’évolution favorable du nombre de contaminations, il faut se souvenir qu’une même tendance s’était dessinée en juin et juillet 2020. À l’époque, on l’avait fêtée un peu vite, puisqu’il s’en était suivi une accélération désolante du nombre d’infections et surtout de décès à l’automne.
Cette fois, si les vaccins disponibles nous donnent une arme très efficace dans ce combat, ils ne peuvent excuser une approche imprudente qui permettrait à nouveau une augmentation exponentielle du nombre de contacts interpersonnels. Le variant delta du virus s’avère en effet très contagieux et moins contrôlable, mais aussi, fort heureusement, moins létal. Aujourd’hui, nous avons plus de chances qu’en 1919 lorsque le variant le plus contagieux avait été également le plus mortel.
Malgré toutes les tentatives louables d’arriver à une vaccination à grande échelle, cette méthode ne sera vraiment efficace que lorsque 70 % de la population y auront participé1. Nous n’en sommes cependant pas encore là.
Un peu de patience aurait augmenté ainsi sensiblement nos chances de victoire finale. Mais c’est en définitive le lobbying du roi football, du grand cirque cycliste et du secteur des voyages et des divertissements qui s’est montré le plus fort.
Les marchés financiers ne partagent cependant pas cette préoccupation. Tout au long de l’année écoulée, cette observation s’est vérifiée à plusieurs reprises. Les bourses anticipent et entrevoient des solutions. Cet état d’esprit suffit à hisser les marchés d’actions à de nouveaux niveaux record pour autant que les conditions de base restent remplies : des taux d’intérêt faibles, des investissements publics massifs, la confiance dans les vaccins et des résultats d’entreprises en hausse.
Concernant ces derniers, les attentes restent très élevées. Aux États-Unis, elles se sont déjà en partie concrétisées, mais il reste du bon grain à moudre. Ainsi, les investisseurs tablent pour le trimestre en cours sur une croissance moyenne de 10 % supérieure encore aux bénéfices records publiés jusqu’à présent. Entre-temps, l’Europe se prépare à épater la communauté des investisseurs en affichant un bond spectaculaire de sa croissance à partir du troisième trimestre. Il va de soi qu’une bonne partie de ces attentes est déjà intégrée dans les cours. D’où la course aux records incessante à Wall Street et sur les bourses d’actions européennes.
Les marchés semblent avoir une foi inébranlable dans la victoire finale contre le virus. Malgré la remontée du nombre de contaminations (attribuable en partie à l’augmentation du nombre de tests), le taux de mortalité diminue fortement, alors qu’on doute de moins en moins de l’efficacité des vaccins, en dépit de l’avancée du variant delta.
Les autorités restent déterminées à neutraliser, coûte que coûte, les conséquences économiques de cette crise sanitaire. Dans le passé, nous avons déploré à maintes reprises que les États, en menant une politique d’austérité budgétaire au sortir de la crise de l’euro de 2011, s’étaient privés de leur rôle d’investisseur, ce qui avait entravé la croissance économique en Europe, aggravé le marasme économique, creusé les différences entre les pays au sein de l’union monétaire européenne et même fait exploser les déficits publics dans des pays comme l’Italie et l’Espagne.
Maintenant que l’État se remet à jouer très activement son rôle de moteur d’investissement, il injecte une solide dose d’adrénaline dans l’économie européenne. Il est crucial cependant que ces investissements soient ciblés et rentables et que les taux d’intérêt restent suffisamment bas pour que les coûts de financement n’explosent pas.
Ce n’est donc pas un hasard si la première condition à la poursuite de la hausse boursière, à savoir des taux d’intérêt faibles, trône en tête de la liste des préoccupations. Il est essentiel en effet que les taux (tant à court qu’à long terme) continuent encore longtemps à évoluer à leurs niveaux très faibles actuels.
Cette condition de base a été mise sous pression tout récemment encore, après l’inquiétante progression des indicateurs d’inflation américains. Les indices PPI, CPI et PCE2 ont tous chaussé leurs bottes de sept lieues, mais l’inflation attendue3, indiquée par les perspectives de marché, est restée étonnamment stable, mais tout de même à un niveau relativement élevé. Pour l’heure, les marchés financiers acceptent toujours la position de la banque centrale américaine selon laquelle la flambée récente des indices d’inflation n’est que de nature temporaire et disparaîtra d’elle-même, à la suite de la normalisation des processus économiques.
La meilleure nouvelle à cet égard se trouve dans les statistiques mensuelles du chômage qui ont été publiées vendredi dernier. Pas tellement en raison de la croissance impressionnante du nombre d’emplois ou de la hausse spectaculaire du nombre de postes de travail (vacants), mais plutôt de l’évolution des salaires. Ce facteur a toujours été dans le passé l’un des éléments les plus déterminants dans le dérapage du niveau des prix.
Avec une croissance modérée d’un mois à l’autre (+0,33 %), l’augmentation moyenne des salaires reste à un niveau acceptable. La tendance nettement haussière des mois écoulés a donc été brisée plus tôt que prévu, évacuant ainsi (provisoirement) la crainte d’une escalade des coûts du travail.
Cette évolution favorable fait agréablement reculer les taux d’intérêt à long terme (à 10 ans) qui reviennent ainsi à un niveau de 1,37 % aux États-Unis, alors que les taux des obligations d’État en Europe piquent également du nez.
Graphique 1 : Taux d’intérêt sur les obligations d’État à 10 ans aux États-Unis et dans la zone euro.
Mais, reconnaissons-le, il n’est pas habituel que les taux d’intérêt reculent alors que tant l’inflation que les indicateurs conjoncturels s’engagent manifestement dans la direction opposée.
Aux États-Unis, les indicateurs ISM les plus récents donnent d’ailleurs une image plus réaliste de l’évolution conjoncturelle attendue. Les niveaux incroyablement élevés observés au cours des mois passés ont baissé quelque peu et annoncent à présent une croissance robuste dans les mois à venir, tant dans l’industrie que dans les secteurs des services.
La croissance la plus tonique s’observera d’ailleurs en Europe. La Chine montre cependant des signes de faiblesse, surtout que les secteurs des services (subsidiés massivement) semblent s’essouffler. Comme on peut s’y attendre, de tels scénarios économiques se reflètent également dans l’évolution des divers indices boursiers, avec de solides performances aux États-Unis et en Europe et un recul sensible du marché d’actions chinois.
Graphique 2 : Évolution des bourses d’actions aux États-Unis, dans la zone euro et en Chine (indice return en €)
Pour mieux illustrer encore la force de la hausse boursière actuelle des deux côtés de l’océan Atlantique, nous avons calculé pour vous la statistique suivante. Dans l’année boursière actuelle, tant l’indice S&P Composite que l’EuroStoxx4 ont signé pas moins de 36 (!) nouveaux records journaliers. Comparativement aux autres excellentes années boursières qu’ont été 2013, 2017 et 2019, c’est plus que le double. Plus parlant sans doute, sachez qu’en 2021, un nouveau sommet a été atteint en moyenne toutes les 4 séances boursières. Du beau travail.
Naturellement, après un mouvement haussier d’une telle puissance, une violente averse occasionnelle n’est pas à exclure. Mais, dans le contexte actuel, un tel accident de parcours serait à nos yeux une belle occasion de compléter nos positions d’actions à des prix inférieurs.
La plupart des indices aux États-Unis et en Europe ont progressé (en moyenne) de 15 % depuis le début de l’année, après d’excellentes années 2019 et 2020 (si la composante technologie était surpondérée à l’époque dans votre sélection d’actions).
Mais nous nous en priverions volontiers de la moitié pour endosser ne fut-ce qu’une journée le survêtement d’entraîneur fédéral des Diables rouges.
Non pas pour jouer les fanfarons, mais pour composer l’équipe à l’image de notre allocation d’actifs : avec du courage, de la détermination et de l’expérience, agrémentés d’une bonne dose d’enthousiasme. Notre force offensive s’appuie sur une (solide) surpondération en actions, avec des choix tactiques ciblés en secteurs de croissance comme la technologie, la cybersécurité et la fintech, ainsi que des accents régionaux prononcés aux États-Unis, en Suisse et en Scandinavie. Avec un centre-avant surprise : le secteur logistique.
Par ailleurs, nous continuons sciemment à laisser sur la touche les poids-morts comme les marchés émergents, à une exception majeure près à laquelle nous continuons de faire confiance : l’Inde. Certes, la Chine reste présente dans notre portefeuille, mais dans une position modeste.
Nous résistons clairement à l’engouement du jour. Ainsi, malgré la flambée récente de leurs cours, nous restons ostensiblement absents dans les secteurs des grandes banques traditionnelles européennes ainsi que des voyages et des hébergements. Ces segments restent des gisements notoires d’inefficience et pèseraient inutilement sur notre rentabilité future.
Nous laissons volontiers à d’autres les sentiers battus que sont les actions faiblement valorisées ou les métaux précieux. Non, conformément à nos prévisions conjoncturelles, notre milieu de terrain est constitué d’entreprises industrielles de qualité, choisies sur la base de notre modèle de sélection imprégné de science. Sur les flancs, nous plaçons des choix spitants issus du secteur life-style.
Quant à la défense, nous la confions à la composante obligataire de notre portefeuille. Pas de vin nouveau dans de vieilles outres, mais une sélection équilibrée sur la base du rendement et de la sécurité : Un mix d’obligations d’entreprises américaines et européennes, d’obligations d’État italiennes, polonaises et (dans une mesure limitée) tchèques et néozélandaises et un accent remarquablement substantiel en obligations d’entreprises scandinaves.
Goal ? Notre modèle d’allocation d’actifs qui veille tranquillement mais sûrement à équilibrer les rendements attendus et les risques nécessaires, en prenant explicitement en considération le profil d’investisseur.
C’est ainsi que, dimanche à Wembley, nous aurions eu au menu des frites savoureuses et non pas de la pizza. Foi de coach !
[1] À partir de ce niveau, le taux de reproduction du virus passera sous l’unité (du moins, on le suppose), ce qui fera perdre une puissance considérable à l’épidémie et la maintiendra enfin sous contrôle. [2] Ce sont les indicateurs de l’évolution du niveau des prix, respectivement pour les prix de gros et de détail. Les indices PCE et CPI divergent tant au niveau de la méthode de calcul que de la composition du panier des biens de consommation. [3] L’inflation attendue (ou inflation « break-even ») est déduite des cours des « inflation-linked bonds ». [4] L’indice S&P Composite suit 504 (grandes) entreprises américaines. L’EuroStoxx 600 suit les 600 plus grandes valeurs européennes.
Par Stefan Duchateau; Professeur de gestion des risques/Conseiller auprès de HU Bruxelles et Argenta