Bruno Cavalier
Voulons-nous la paix ou de l’air conditionné cet été ?
C’est en ces termes volontiers provocateurs que le Premier ministre italien résumait il y a peu le dilemme qui se pose aux Européens dans leur réplique à l’agression russe contre l’Ukraine. Obtenir la paix, cela implique d’affaiblir l’agresseur, soit par une intervention militaire (ce qui a été exclu dès le départ), soit en asphyxiant son économie. C’est le but des sanctions contre la Russie. Elles visent à geler ses réserves de change, l’empêcher de faire des transactions en dollar pour la pousser au défaut de paiement, bloquer ses chaînes production et réduire ses exportations.
Le dilemme vient de ce que l’Europe dépend en large partie de la Russie pour couvrir ses besoins en énergie et qu’il n’y a pas de moyen rapide de lui substituer d’autres fournisseurs. Si l’Europe stoppait d’un coup ses importations de gaz et de pétrole russes, elle manquerait d’un input essentiel à l’activité économique. La conséquence ne serait pas seulement de couper les climatiseurs l’été, mais aussi de se priver de chauffage l’hiver et de mettre à l’arrêt une bonne partie de l’industrie européenne. Le coût d’un embargo complet serait donc une sévère récession en Europe et une nouvelle poussée d’inflation. L’alternative est de poursuivre les achats auprès de la Russie, quitte à les diminuer au fil du temps, mais cela revient à financer la guerre d’agression de Vladimir Poutine. Par définition, un dilemme oblige à des arbitrages entre les effets immédiats et futurs de chaque branche de l’alternative.
Il faut ici considérer que la guerre économique entre l’Europe et la Russie se joue à trois niveaux : les marchés de l’énergie, le secteur financier et l’opinion publique.
Sur le front de l’énergie, la Russie est en position de force. Certes, par suite des sanctions internationales, elle doit vendre son pétrole avec un rabais important (30$ par baril par rapport au Brent) mais le choc d’incertitude se diffusant à l’ensemble des prix de matières premières, ses recettes d’exportations augmentent malgré la baisse des volumes. Si le monde occidental est prêt à se passer de pétrole russe, d’autres pays, notamment en Asie, sont ravis de l’acheter moins cher que le prix mondial. Selon les estimations de Bloomberg, l’excédent extérieur de la Russie sur la période janvier-avril 2022 avoisine 90 milliards de dollars, environ quatre fois plus que sur la période équivalente de 2021.
Dans cette bataille, la seule voie possible pour l’Europe est de réduire le plus possible sa dépendance à la Russie, soit en trouvant des fournisseurs plus fiables, soit en réduisant la part des énergies fossiles.
Sur le front financier, la Russie est désormais contrainte d’opérer en autarcie. Après l’invasion de l’Ukraine, les entrées de capitaux ayant cessé, la devise russe s’est effondrée, menaçant le pays d’une vague de faillites. Dans des circonstances analogues, en 2014 après l’invasion de la Crimée, la banque centrale russe avait vendu ses réserves de change pour stabiliser la devise. Cette fois-ci, les réserves étant gelées, les autorités ont introduit un strict contrôle des changes. Les entreprises russes ayant des revenus en devises doivent les échanger contre des roubles et les sorties de capitaux sont interdites. De ce fait, le rouble a fortement rebondi mais c’est un artefact puisqu’en fait il n’y a plus de transactions de changes. Partant d’une position d’excédent extérieur, la Russie peut opérer en régime d’autarcie un certain temps, mais ce n’est pas soutenable à terme surtout si la guerre absorbe toutes les recettes d’exportation. La restriction financière s’exerçant sur l’économie russe aura un coût gigantesque. Par ailleurs, le pays ne pouvant plus se fournir auprès des sociétés occidentales, la Russie va vivre en pénurie chronique de biens intermédiaires et finaux, causant une perte d’efficacité de l’économie et une chute du revenu par tête.;
Dans n’importe quel pays ayant une société libre d’exprimer ses opinions, un tel coût économique aurait tôt fait de provoquer une crise sociale amenant soit un changement de gouvernement, soit un changement de politique. Tel n’est pas le cas de la Russie. On ne fera pas grand cas ici de la propagande russe décrivant une société unie derrière son chef mais c’est un fait que Vladimir Poutine, à la différence des autres dirigeants européens, n’a pas à se préoccuper de son opinion publique. Allons plus loin, il est probable que le dirigeant russe attise certaines craintes (guerre nucléaire) ou certaines pénuries (sécurité alimentaire) afin de diviser le camp adverse et l’amener à des compromis, comme de laisser le gaz en dehors du champ des sanctions.
Les conséquences économiques de la guerre en Ukraine sont incomparablement plus élevées en Russie qu’en Europe (graphe). Il existe un risque de récession en Europe. En Russie, c’est déjà une certitude. Selon les organismes internationaux, la contraction du PIB pourrait dépasser 10% en deux ans, une chute plus forte que durant la pandémie et sans espoir de rattrapage rapide. Au plan économique, la Russie peut gagner quelques batailles, elle ne peut pas gagner la guerre.
Bruno Cavalier, Chef économiste ODDO BHF Asset Management.