Bruno Colmant
Les attentats, les émeutes, voire les comportements insurrectionnels relèvent-ils de la même trame ? Je le pressens. Notre mode de pensée ne veut pas voir ses propres réalités sociales qui charrient les échecs de nos sociétés désormais fondées sur l’exclusion et le repli sur soi. Or ces événements sont peut-être les premiers crépitements de troubles plus graves qui reflètent le malaise de couches de la société qui ne se parlent plus. Ma conviction est que l’indiscipline morale grossit en torrent le cours naturel des choses.
Depuis quelques années, un profond sentiment d’amertume se répand dans la population. Certains, parmi les plus âgés, ressentent uniquement une gêne ou un embarras. D’autres, plus nombreux, pressentent une érosion. Je veux dire une véritable usure, pas l’expression mondaine ou convenue de ceux qui qui disent que tout change en espérant que rien ne les affectera. De plus en plus de Belges s’interrogent sur leur pays et sur son futur. C’est un courant froid et lancinant qui révèle un scepticisme et une intranquillité par rapport à l’avenir. En vérité, la Belgique est déçue de mal vieillir. Elle réalise qu’elle a vécu comme un rentier que l’angoisse de manquer ronge à la fin de sa vie. La confiance s’amenuise. Les malaises se conjuguent pour devenir une inquiétude citoyenne. Le découragement s’installe.
Tout se mêle et s’entrechoque : un climat anxiogène suite aux attentats, un monde politique au projet sociétal insuffisamment lisible, des déchirements culturels, des syndicats menant certains combats inintelligibles et dispersés devant un patronat sourd et qui s’éloigne dans la mondialisation, une fracturation politique entre les communautés, une mobilité anéantie et étouffante, une justice exsangue , des prisons asphyxiées, des écoles désargentées, etc. dans un contexte où l’Europe est en questionnement sur sa propre réalité. Devenue notaire d’une technocratie, cette dernière étouffe sous des nœuds coulants. L’Europe du traité de Rome reflue même vers les Etats-nations du 19e siècle.
En vérité, nous sentons que quelque chose nous échappe. Cette crise n’est pas comme les autres. Le Royaume apparaît inhibé et ses forces vitales l’abandonnent. La Belgique devient inquiète et cultive un sentiment d’impuissance. En quelques années, nos préoccupations sont devenues locales, comme si le pays avait abandonné l’idée d’être l’acteur d’un destin.
Alors que la mondialisation rend un pays comme la Belgique plus petit, il est singulier de penser que nous en réduisons volontairement la taille jusqu’à ne plus en faire que le passager clandestin de ses voisins. Haletant de réformes en révisions constitutionnelles, le pays n’a pas été dirigé avec une stratégie claire. Il a été administré par inertie ou abstention. Contrairement à d’autres nations où les tenants du pouvoir sont clairement identifiés, la mutation de l’Etat n’a plus autorisé de visions larges, mais a plutôt entraîné des soustractions d’énergie. Sa configuration politique conduit à multiplier ses référents. Il n’y a plus de « père » de la nation. Or un pays, comme toute assemblée humaine, a besoin d’une figure centrale vers laquelle polariser son énergie, positive ou négative. En termes sociologiques, l’impossibilité d’identifier cette figure centrale conduit à la désorientation. C’est ce que nous vivons actuellement.
D’ailleurs, que constate-t-on dans la gestion de la chose publique ? Des amas de projets sans avenir, des avis sans valeur, des perspectives changeantes assorties de postures soumises ou outrancières, des problèmes non envisagés et donc non résolus, bref une complète subordination aux évènements. Trop d’acteurs sont des figurants, plongés dans les détails, qui tentent d’exister par de fugaces expressions sur les réseaux sociaux.
Mais quoi ? Où est le recul ? Le regard avisé ? La puissance intérieure qui inspire le respect ?
Les crises successives révèlent une fin de modèle. La fin d’un modèle de complaisance, de manque de vision, de déficit de perspectives. Il est indispensable que, faute d’homme providentiel, ceux qui dirigent le Royaume indiquent, au risque de l’impopularité, quel est son avenir social et politique dans un cadre moral apaisant car le pays manque de lisibilité sur son futur, quel qu’il soit. S’il y a des périodes politiques, il faut désormais un temps étatique. Il convient de retrouver un tracé moral. Il faut un Etat et des régions forts, non pas au sens de l’autoritarisme qu’ils peuvent exercer, mais de l’autorité qui peut en rayonner. Il faut, avant tout, un Etat qui rassure. Un Etat qui possède une vigueur morale et qui inspire le respect. Du reste, il se pourrait que certains imaginent que le rôle de l’Etat puisse diminuer en abandonnant ses attributs régaliens au profit d’une économie de marché spontanée. D’autres mettent aussi en question le sens du pays et la valeur de l’Etat, mais c’est un cul-de-sac. J’ai étudié et vécu aux Etats-Unis : dans ce temple du capitalisme entrepreneurial, l’Etat est fort et ses expressions immensément respectées.
Ce qui importe, c’est une vision longue qui promulgue la cohésion sociale, la solidarité politique et la bienveillance économique. C’est donc dans des valeurs intégrées et respectées que se situe la solution. Ces valeurs partagées sont la solidarité et le respect de l’autre. C’est surtout et d’abord l’instruction publique et civique. Ce sera un travail permanent car des valeurs se construisent plus qu’elles ne se postulent. L’Etat doit être réhabilité et, sans être providentiel, redevenir protecteur. Mais comment ? Il n’existe aucun chemin défini, sinon l’ascèse de subordonner toute action politique à l’intelligence du dialogue. Il faut le caractère, l’audace de l’entreprise et la fermeté de s’y tenir. Il faut cesser de défendre des privilèges et conduire l’Etat vers un projet de société qui, s’il n’est pas fondé à la fois sur la rigueur morale et l’ouverture à l’altérité, va s’effondrer avant une tentative, vouée à l’échec, de modèle oppressif.
Bruno Colmant est Head of Macro Research chez Banque Degroof Petercam à Bruxelles.
Il faut réhabiliter l'Etat
26 novembre 2017