La Suisse et le « Plan de Chicago » pour nationaliser la monnaie
La Suisse votera cette année au sujet d’une matière étonnante. Il s’agirait, si cette votation aboutit (ce qui est improbable), à ôter des banques privées la création monétaire. Il s’agit d’une vieille idée que l’économiste Fisher avait imaginée dans les années trente sous la symbolique du « plan de Chicago ». C’est une proposition très étrange qui se résumerait, selon ma lecture, à exiger que tous les dépôts bancaires suisses soient inscrits au bilan de la Banque Centrale Suisse, soit la Banque Nationale Suisse (ou BNS), à charge, pour cette dernière, de prêter ces dépôts aux banques commerciales.
Les banques commerciales ne pourraient donc pas prêter plus que les dépôts reçus, ce qui s’assimilerait à une étatisation bancaire.
Ce plan séparerait la fonction monétaire des banques de leur fonction de crédit.
Pourquoi envisager cette démarche singulière? Les avantages théoriques semblent être un meilleur contrôle des phases de crédit et une baisse du crédit privé, un renforcement de la stabilité financière par l’évitement des « bank runs » et autres paniques, une annulation des dettes publiques détenues par les banques commerciales en contrepartie de leur dette vis-à-vis de la banque centrale et un contrôle étatique de l’inflation.
A moins que je ne sois complètement dans l’erreur et qu’une subtilité m’ait échappé, la seule manière d’éviter que des banques commerciales créent de la monnaie est…de les fondre en une seule banque, c’est-à-dire de juxtaposer les banques commerciales sur la banque centrale.
En effet, contrairement à une opinion largement répandue, ce ne sont pas les banques centrales qui créent la monnaie, mais bien les banques commerciales. Bien sûr, la monnaie n’est pas un phénomène spontané et il faut l’amorce des banques centrales. Ces dernières fournissent une indication en matière de taux d’intérêt et permettent aux banques commerciales de se refinancer auprès d’elles, raison pour laquelle elles sont qualifiées de « prêteurs en dernier ressort».
Les banques centrales créent donc de la monnaie, mais uniquement à titre supplétif. D’ailleurs, la création monétaire de ces banques est infime par rapport à celle des banques commerciales. Cette monnaie s’appelle la monnaie de base.
La création monétaire des banques commerciales fonctionne grâce à ce que les économistes qualifient de « multiplicateur des crédits » ou de ce que les Anglais désignent par l’adage « loans make deposits ». L’octroi d’un prêt exige de récolter un dépôt. Ce même prêt suscitera d’autres dépôts qui entraîneront de nouveaux octrois de prêts, etc. En d’autres termes, les banques privées créent la monnaie qui s’assimile à un flux. On parle alors de monnaie scripturale. Leur rôle consiste d’ailleurs, de manière contre-intuitive, à accélérer la déthésaurisation de la monnaie qui leur est confiée. La monnaie est fonction de la variation de la thésaurisation/déthésaurisation des banques privées, mais elle est créée par l’accélération de la vitesse du flux. En d’autres termes, les banques commerciales sont des entreprises qui fabriquent elles-mêmes leur matière première.
Cette multiplication des opérations de crédit crée un flux monétaire instantané dont la vitesse peut augmenter ou ralentir en fonction de différentes exigences réglementaires.
Si la Suisse optait pour cette option, les banques en seraient réduites à un simple rôle d’intermédiation. Seule la monnaie de base, créée à la discrétion de la BNS, pourrait être utilisée. Mais c’est à ce niveau que je ne vois pas clairement comment la BNS pourrait créer de la monnaie de base ex-nihilo, sauf à réescompter des dettes publiques ou d’autres actifs. Un « Plan de Chicago » suisse serait incidemment impossible à mettre en œuvre dans une économie globalisée. Ce serait un retour illusoire à ce qu’appelait Keynes une « économie de Robinson Crusoé ».
Incidemment, aujourd’hui, nous sommes en déflation. La demande de crédit est extrêmement faible. Les prêts ne suscitent pas d’exigences de dépôts, d’autant que ces derniers s’accumulent dans les banques, même au prix d’une rémunération dérisoire. L’adage « loans make deposits » n’est plus vérifié. On devrait plutôt écrire « deposits do not make loans ». La pompe bancaire refoule. C’est un indice de récession et de déflation. Et c’est aussi l’illustration que l’apport de liquidités à l’économie est une condition nécessaire, mais insuffisante pour une reprise qui est désormais celle de la demande.
C’est pour cette raison qu’il ne semblerait plus intelligent de stimuler la création de monnaie scripturale par les banques commerciales plutôt que de nationaliser la monnaie, tel qu’il est envisagé en Suisse.
Bruno Colmant