Le triomphe de l’optimisme
Lorsque Jeremy Siegel a publié son article révolutionnaire[i] sur l’évolution à long terme du marché (américain) des actions, il n’imaginait pas l’impact qu’il aurait. Son objectif était en effet purement académique. Il souhaitait simplement démontrer que les returns boursiers très élevés enregistrés dans le passé récent (en moyenne annuelle, de 6 % supérieurs à ce que rapportaient les obligations et bien meilleurs encore que la rentabilité de l’or et des placements de trésorerie) étaient plutôt le fruit du hasard. Selon lui, on devait se satisfaire par la suite d’un moins bon return pour les actions que pour les autres classes d’actifs, à savoir une rentabilité de 3 à 4 %. Les (excellents) résultats de la période antérieure n’annonçaient donc pas un avenir radieux. Nous étions en l’an de grâce 1992.
L’avenir lui a donné entièrement tort. Ce qui ne l’a pas découragé pour un cent. En étudiant les returns historiques des marchés d’actions et d’obligations, il est remonté jusqu’en 1802 et a mis en évidence un autre point. S’il est vrai que le return annuel moyen des actions ne s’est élevé « qu’à » 3 à 4 %, le modeste dollar qu’aurait investi votre aïeul il y a près de deux siècles dans les marchés d’actions américains vous aurait rapporté à la fin de 1991 (près de) 1 million de dollars.
Et, pour être complets, nous y ajoutons le montant accumulé à la fin du mois d’octobre 2019 : près de 16 millions de dollars. Merci, lointain arrière-arrière-…grand-père. Si votre aïeul ne vous a rien légué de la sorte, ne vous lamentez pas trop vite. La majeure partie de la progression est en effet relativement récente.
Intelligent comme il était, Siegel n’en a pas moins vite compris tout le profit qu’il pouvait tirer du résultat spectaculaire de ses recherches. Il a publié ainsi divers best-sellers et a modifié le regard de nombreux investisseurs professionnels : en faisant preuve de la patience nécessaire et d’une conviction chevillée au corps (et au portefeuille), on peut dégager une rentabilité très élevée d’un portefeuille bien diversifié.
Son message n’est pourtant pas arrivé jusqu’aux oreilles du citoyen lambda. Ce dernier n’a pas l’impression que la Bourse enrichit son homme, mise à part une exception ici ou là. On ne l’y aide pas. Les médias grand public ne s’intéressent aux marchés financiers que lorsque les cours des actions font la grande culbute. C’est bien entendu leur droit le plus strict. Et quand ils se penchent sur un puissant mouvement haussier, c’est pour l’associer à un comportement spéculatif qui se terminera nécessairement par des cris et des lamentations. Pourtant, à terme, ceux qui osent prendre un risque calculé empochent toujours une prime.
Certes, les marchés d’actions et d’obligations subissent des chocs baissiers, qui peuvent amputer considérablement un capital investi en bourse. Dans l’histoire contemporaine, une telle phase négative n’a cependant duré plus de 10 ans qu’une seule fois. Avant d’être suivie par un redressement spectaculaire qui a ramené l’investisseur sur la voie de la rentabilité. Bien sûr, 10 ans, c’est long…
Sur les marchés financiers, la panique est donc la plus mauvaise conseillère. Elle conduit toujours à des réactions désespérées et disproportionnées lorsqu’apparaît un nouveau problème géopolitique.
Tout élément de nature géopolitique implique en effet un risque. Mais on sous-estime systématiquement la capacité de l’économie à s’adapter à son nouvel environnement. Ainsi, si la saga du Brexit a pesé sur le moral des investisseurs, la bourse britannique n’en a pas ou peu souffert, si on fait abstraction de quelques actions (qui auraient de toute façon filé du mauvais coton) et de l’évolution chahutée du taux de change de la livre sterling. La trame du Brexit s’est surtout jouée au sein du parti conservateur (anglais) : les multiples reports de la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne ont permis à ses différents ténors de régler leurs comptes politiques. Au final, c’est le scénario (plus ou moins) souhaité qui s’est réalisé.
Deux voies se dessinent devant nous. La première verrait l’excentrique Premier ministre gagner les élections législatives, ce qui permettrait une adoption rapide du nouvel accord du Brexit par le parlement britannique. Les marchés financiers s’adapteraient très vite à cette nouvelle situation. La zone euro pourrait alors se remettre au travail et se concentrer (du moins, espérons-le) sur les mesures destinées à sortir ses membres de l’ornière économique dans laquelle ils végètent depuis trop longtemps. De son côté, la Grande-Bretagne utiliserait l’esprit opportuniste qui a marqué de nombreux siècles de son histoire et chercherait ainsi à profiter de sa flexibilité retrouvée. Elle aurait toutefois à faire face à une résurgence du nationalisme écossais et à de nouveaux rapprochements entre Dublin et Belfast.
Mais une seconde voie est possible également si le parti libéral-démocrate réussit, à l’issue des élections, à former une majorité avec les partis écossais et nord-irlandais pour gouverner avec les travaillistes. Dans ce cas, cette coalition organiserait un nouveau référendum et tout serait à recommencer. Ce scénario est source d’une plus grande incertitude pour les bourses. Mais elles s’en accommoderaient assez bien parce que cette nouvelle « saison » de la saga nous ferait gagner à nouveau beaucoup de temps.
Toujours est-il que l’évolution récente des marchés prouve que la persévérance finit toujours par payer : le 30 octobre, les marchés des actions américains ont atteint de nouveaux niveaux record, malgré un affaiblissement de la conjoncture (industrielle).
La procédure d’impeachment visant le président américain semble (jusqu’à présent) ne guère émouvoir les marchés. Wall Street part du principe que même une preuve accablante d’un abus de pouvoir intentionnel ne conduira pas à une destitution effective de Donald Trump et n’aura même aucune incidence directe sur ses chances de réélection en 2020. (Cela pourrait tout de même influencer indirectement le scrutin parce que Warren, en qualité de candidate démocrate, peut adopter un discours de plus en plus centriste).
Ce nouveau sommet boursier n’est cependant pas le résultat d’un optimisme débridé. Le niveau record de l’indice S&P découle simplement de la prise en compte mécanique de la faiblesse actuelle des taux d’intérêt, de l’inflation limitée et des résultats des entreprises publiés pour le trimestre écoulé. Ces derniers sont d’ailleurs en moyenne de 4,5 % supérieurs aux attentes (qui, il est vrai, étaient plutôt basses). Cette solidité étonnante dissimule cependant une grande dispersion entre les entreprises.
Entre-temps, la banque centrale américaine a accompli ce qu’on attendait d’elle, à savoir continuer à réduire son taux directeur de 25 points de base. À présent, la prochaine baisse du loyer de l’argent pourrait cependant se faire attendre longtemps. Les investisseurs ne la voient pas venir avant les mois de juin ou de juillet et ne lui attribuent même qu’une probabilité de 50 %.
Nous espérons même que, d’ici là, l’économie américaine aura retrouvé le chemin de la croissance et rendra donc inutile ce nouveau coup de pouce monétaire. Cette évolution favorable n’aura lieu que si le conflit commercial sino-américain ne s’envenime pas davantage. Les prochains mouvements de la politique monétaire américaine seront en effet surtout dictés par les indicateurs conjoncturels qui seront publiés dans les prochains mois, lesquels seront très dépendants des résultats des négociations commerciales entre la Chine et les États-Unis.
Si nous sommes convaincus que le président Trump n’a aucun intérêt à ce que les discussions actuelles se concluent par un nouvel échec, le doute persiste dans l’esprit des observateurs. Et cela malgré les communiqués optimistes que les deux parties ont tenu à diffuser récemment. L’annonce d’un possible report de la signature de la première phase d’un accord par Trump et Xi a en tout cas été accueillie avec une certaine perplexité.
Que veulent dire en effet les Chinois lorsqu’ils déclarent ouvertement qu’aucun accord à long terme n’est possible avec le président Trump ? Que la phase I de l’accord sera aussi la phase finale ? Pour nous, la phase I suffit parce qu’elle couvre déjà plusieurs aspects importants, comme les droits des brevets, l’accès facilité aux marchés domestiques chinois et l’achat de produits agricoles. À moins que le message ne soit plus négatif encore ?
La mauvaise tournure des discussions, qui se traduit par un regain de nervosité sur les marchés, transparaît ainsi de la demande récente de la Chine de supprimer son obligation d’acheter des quantités fixes de produits agricoles américains en échange de l’abandon des droits de douane de 25 % sur le soja importé des États-Unis. Si cette incertitude était levée, les marchés pourraient encore progresser de 10 %.
Mais l’inverse est vrai aussi. Cela, vous le saviez déjà. En cas de nouvel échec, nous pourrions facilement nous retrouver 10 % plus bas. Avant que les marchés ne se redressent après une période d’adaptation.
Il est vain en tout cas de vouloir prédire les résultats précis de ces discussions. Dans notre allocation d’actifs, nous recherchons un sain équilibre entre, d’une part, l’optimisme généré par les taux bas et les primes de risque élevées offertes actuellement par les marchés et, d’autre part, la crainte d’un enterrement de première classe de l’accord commercial (partiel). Dans ce cas, l’économie mondiale pourrait tomber en récession avec, à la clé, des ajustements baissiers temporaires des prix des actions et une nouvelle hausse des cours de la majorité des obligations.
Pour l’heure, c’est le scénario optimiste qui prévaut (de peu), si bien que nous avons relevé légèrement notre exposition aux actions. Nous avons pris cette décision en raison principalement des primes de risque relativement élevées sur les marchés d’actions (ce qui traduit une valorisation prudente) et de la stabilité du taux de change du yuan par rapport au dollar.
[i] The Equity Premium : Stock and Bond Returns since 1802 Author(s): Jeremy J. Siegel Source : Financial Analysts Journal, Vol. 48, No. 1 (Jan. – Feb., 1992), pp. 28-38+46