Les temps changent
À chaque fois, nous sommes attendris par cette nouvelle année qui vient frapper à la porte, enthousiaste et optimiste sur ce qui nous attend dans les mois à venir. Pour la voir in fine se traîner une douzaine de mois plus tard, fourbue et exténuée à l’approche de la ligne d’arrivée, non sans avoir engrangé un succès sporadique ou exaucé un vœu ici ou là. Mais cette fois-ci (aussi), ce sera tout différent…[1] C’est pourquoi nous ne perdrons pas notre temps à établir le bilan obligatoire de l’année écoulée. Nous ne tirerions qu’aigreur et contrariété à nous rappeler les politiques irresponsables des banques centrales qui ont joué aveuglément avec notre prospérité en 2023, mais aussi le maintien à un niveau injustifié des prix alimentaires malgré la manifeste décrue des cours des matières premières sur les marchés mondiaux. Mais les temps changent[2]. Nous préférons donc nous projeter en 2024, une année qui promet une première vague de baisse des taux directeurs, associée à une reprise tangible de la croissance économique. Les investisseurs professionnels ont tellement envie de croire à ce scénario que les marchés ont déjà intégré dans les cours des actions rien moins que plusieurs années de croissance ininterrompue des bénéfices des entreprises.
C’est particulièrement vrai pour les méga-actions américaines sensibles à la croissance qui, selon les normes traditionnelles, affichent des valorisations stratosphériques. Ainsi, le rapport cours-bénéfice moyen des magnificent seven[3] dépasse désormais 40, ce qui est pour le moins ambitieux (mais pas impossible si ces entreprises suivent la trajectoire attendue de leur croissance). Il n’en reste pas moins qu’en évoluant à des niveaux de valorisation aussi élevés, ces entreprises sont à la merci du moindre faux pas. Cela vaut dans une moindre mesure pour les petites valeurs ou les actions non américaines, qui offrent toujours une prime de risque attrayante. Ces progressions boursières, qui concernaient[4] principalement un nombre limité de méga-entreprises technologiques, pourraient ainsi dans les prochains mois s’étendre à un plus grand nombre de valeurs, y compris celles qui ne font pas partie du secteur technologique et qui ne sont pas américaines.
Un mouvement attendu, qui commence déjà à se concrétiser : les indices boursiers globaux américains ont réalisé une performance plus que remarquable au cours des six dernières semaines, mais les valeurs européennes ont également fait valoir leur meilleur côté. L’indice S&P500, le Nasdaq100 et l’Euro Stoxx 600 ont tous trois affiché des rendements sur six semaines qui se sont classés parmi les dix premiers sur cinq ans et les cinq premiers sur les trois dernières années. Ces progressions n’ont pas encore totalement épuisé leur potentiel futur. Comme on le verra certainement lorsque le rally prendra de l’ampleur à mesure que les baisses des taux d’intérêt à long terme deviendront plus substantielles au fil de l’année. Si les taux d’intérêt à long terme ont déjà reculé sensiblement au cours des dernières semaines, une baisse plus fondamentale est actuellement bloquée par le Quantitative Tightening de la Fed et de la BCE. Ce resserrement quantitatif consiste, pour les banques centrales, à déverser massivement sur les marchés obligataires les titres à rendement fixe qu’elles détiennent dans leur bilan, ce qui maintient les taux d’intérêt à long terme à un niveau inopportunément élevé.
Vu l’absence de fondement économique à ces ventes, il est également difficile de prédire quand les banques centrales estimeront qu’elles doivent cesser. Mais si leur décision est un tant soit peu raisonnée[5], nous pensons que ce point final se situera quelque part au milieu de l’année. Coïncidence ou non, il est très probable qu’elles décident également durant cette période de réduire leur taux directeur. La trajectoire attendue comprend même trois baisses d’un quart de pour cent, à l’automne 2024 et ce, des deux côtés de l’océan Atlantique. Pour l’instant, ces anticipations de taux d’intérêt n’ont qu’une valeur symbolique, mais cela suffit amplement à rendre l’enthousiasme des marchés boursiers très contagieux.
Mais les banquiers centraux n’aiment guère entendre cette petite musique. Et pour cause : l’anticipation de futures baisses de taux d’intérêt érode l’efficacité de leur politique monétaire actuelle. Par la bouche de Powell et de Lagarde, la Fed et la BCE tentent donc de nier en termes très clairs qu’elles envisagent des baisses de taux d’intérêt. Même si leurs dénégations ne trompent personne, elles peuvent néanmoins déclencher à court terme des mouvements frénétiques sur les marchés d’actions et d’obligations. De telles corrections de marché offrent cependant de belles opportunités aux investisseurs toujours à l’affût d’une bonne affaire. Mais, après tout ce que nous avons dû endurer sur les marchés financiers au cours des quatre dernières années, la naïveté n’est pas de mise et les investisseurs restent prudents : la ligne de tendance des indicateurs d’inflation est indubitablement à la baisse, mais elle suit un chemin cahoteux, et il n’est pas exclu qu’elle prenne une tournure défavorable dans l’intervalle. Qui plus est, n’oubliez pas que les coûts de financement et les loyers, qui ont fortement augmenté, ne s’ajustent que très progressivement et avec un long décalage. Ils pourraient donc ne pas atteindre leurs valeurs maximales avant plusieurs mois. Cela ralentira l’inflation sur sa trajectoire descendante.
Il pourrait arriver aussi que les chiffres du marché étonnent par leur robustesse, ce qui ferait resurgir le spectre de nouvelles hausses des taux officiels, comme l’ont montré les statistiques de l’emploi de vendredi dernier. Le taux de chômage a étonnamment baissé à 3,7 %, la masse salariale s’est accélérée plus que prévu et les créations d’emplois ont (à nouveau) dépassé les attentes. Pourtant, cette accumulation de chiffres contraires n’a provoqué qu’une brève réaction d’effroi et les marchés boursiers se sont rétablis remarquablement vite. En effet, à y regarder de plus près, ces chiffres montrent que si le marché du travail reste robuste, ils ne révèlent pas, ou très peu, de tendance menaçante : la baisse du taux de chômage en novembre est principalement due au calcul erratique du taux de participation. L’augmentation plus forte que prévu des salaires s’explique principalement par le retour des travailleurs de l’industrie automobile, après une grève de plusieurs mois. Et comme leurs salaires horaires sont supérieurs à la moyenne, ils accélèrent donc temporairement les augmentations salariales. En outre, le nombre élevé de nouveaux emplois créés au cours du mois dernier doit être fortement nuancé, vu la correction à la baisse des chiffres des mois précédents.
La perspective d’un scénario de baisse des taux d’intérêt et de reprise de la croissance nous permet de constituer plus rapidement, mais toujours progressivement, des positions obligataires qui étaient fortement sous-pondérées jusque là, sans pour autant devenir trop confiants. Nous adoptons donc une politique de petits pas. Les marchés d’actions anticipent déjà largement les évolutions positives attendues au second semestre 2024. Cela pourrait donner lieu à des déceptions dans l’intervalle. D’une part, cela pourrait se produire si les indicateurs d’inflation évoluaient temporairement dans la mauvaise direction. Mais cela ne pourrait freiner l’enthousiasme que dans une mesure limitée. D’autre part, les fortes tensions géopolitiques et l’instabilité politique aux États-Unis [6] continuent (à juste titre) de provoquer des troubles et des incertitudes.
Le plus grand risque en matière d’investissement reste cependant celui de manquer des opportunités. Ce risque naît d’une réaction excessive à une évolution défavorable de la tendance à court terme de toutes sortes d’indicateurs, alors que la tendance à long terme reste positive. Il est vrai qu’un arbre abattu fait beaucoup plus de bruit qu’une forêt en pleine croissance. C’est pourquoi nous nous en tenons aux tendances économiques à long terme que nous percevons, sans nous laisser distraire par l’écume des jours. L’économie est une affaire de personnes, de chiffres, de comportements et de modes de consommation.
Cela concerne, d’une part, les entreprises qui misent sur une automatisation et une numérisation de grande ampleur et, d’autre part, celles qui suivent de très près les modes de consommation actuels. La robotique, l’organisation du travail, les micropuces avancées, l’IA, les applications cloud et la mise en réseau appartiennent au premier groupe. Les biens de consommation sensibles aux tendances et (certains) produits de santé relèvent du second groupe. On aurait tort de sous-estimer l’importance de l’IA et des applications cloud : elles déclencheront ni plus ni moins que la troisième vague d’augmentation substantielle de la production de l’après-guerre, après l’impact inégalé des applications informatiques généralisées qui ont accompagné l’introduction du PC au début des années 1980 et l’utilisation globale de l’internet qui, au début de ce millénaire, a réussi à nous faire sortir définitivement des ténèbres moyenâgeuses.
Cependant, la quatrième vague espérée d’améliorations fondamentales de la productivité est dans les tuyaux depuis bien trop longtemps mais, pour l’instant, elle ne donne pas assez de résultats. Pourtant, l’utilisation généralisée, facilement accessible et bon marché de l’énergie pourrait également donner à la partie (de plus en plus) à la traîne de l’économie mondiale un coup de pouce significatif en termes de productivité et de croissance, et augmenter de manière substantielle les niveaux de bien-être et de prospérité à l’échelle mondiale. Bring Power to the People.
[1] Vous aurez saisi toute l’ironie de notre propos, assurément.
[2] Comme l’a traduit Hugues Aufray en reprenant la chanson de son idole Bob Dylan, The times, they are a-changin’ .
[3] Apple, Amazon, NVIDA, Microsoft, Alphabet, Tesla et Meta.
[4] D’un point de vue historique, une telle concentration n’est pas inédite. Entre 1926 et 2016, la totalité de la hausse (gigantesque) de la bourse américaine est attribuable aux performances d’à peine 4 % des actions. Cette tendance s’est encore accélérée au cours des dernières décennies. Ainsi, au cours de la période 1990-2020, les gains totaux du marché boursier pouvaient s’expliquer par seulement 2,4 % de l’ensemble des actions. La hausse boursière concentrée récente ne fait donc que confirmer cette tendance. Et en dehors des États-Unis, elle est encore plus frappante. À peine 1,4 % des entreprises non américaines sont à l’origine de l’ensemble des bénéfices boursiers (en dehors des États-Unis).
[5] Nous nous basons à cet égard sur le rapport entre le bilan de la banque centrale et l’évolution attendue du PIB américain.
[6] Cette instabilité devient même de plus en plus menaçante à mesure que l’on se rapproche des élections présidentielles.