Bruno Colmant
Aucune géographie monétaire n’est parfaite et de nombreuses dissertations ont été consacrées aux faiblesses de la zone euro. On le sait : cette région ne constitue pas une zone monétaire optimale, c’est-à-dire une structure au sein de laquelle le travail, le capital et l’innovation circulent de manière suffisamment fluide. De surcroît, la zone euro ne dispose pas de gestion politique unifiée. C’est une monnaie fédérale, mais sans gouvernement central et aux politiques fiscales et sociales confédérales.
Mais il y a autre chose de beaucoup plus important. Il s’agit de l’impossibilité d’adapter les cours de change. En effet, le rôle d’un cours de change est d’équilibrer les balances des payements, c’est-à-dire la différence entre les importations et les exportations. Si un pays exporte plus qu’il n’importe, sa devise s’apprécie normalement, rendant ses exportations plus onéreuses et ses importations moins chères. La balance des payements se rétablit alors progressivement. Il en est de même pour un pays dont les importations excèdent les exportations : sa monnaie se déprécie jusqu’à poser d’éventuels problèmes de réserves de change. Bien évidemment, les choses sont plus nuancées : chaque pays dispose d’avantages compétitifs différenciés, certains biens et services ne sont pas substituables, des effets d’élasticité doivent être intégrés et d’autres facteurs, portant sur le mode d’organisation des pays, influencent ces phénomènes. C’est ainsi que l’Allemagne présente un surplus commercial qui est, pour une grande partie, fondé sur l’exportation de qualité selon la tradition bismarckienne. Les réévaluations du Deutsche Mark, préalables à l’introduction de l’euro, n’ont pas entamé cet avantage concurrentiel, d’autant qu’il était couplé à des gains de productivité non seulement supérieurs à ses partenaires commerciaux, mais aussi « conservés » au sein des entreprises plutôt que payés sous formes de salaires, au travers d’une vision collective et flexible des relations de travail.
Dans le cadre du Système Monétaire Européen, qui prévalu entre 1979 et 1999, les différentes devises européennes étaient liées par des cours-pivots autour desquels les parités fluctuaient dans des couloirs de variations. Des interventions des banques centrales étaient prévues pour assurer le maintien des marges de fluctuations jusqu’à ce que des dévaluations ou des réévaluations des couts-pivots soient envisagées.
La notion de dévaluation interne
Mais depuis l’entrée dans la zone euro, les marges de fluctuations ont disparu, n’autorisant pas des réévaluations ou des dévaluations, alors que ces dernières seraient évidemment nécessaires pour respecter les forces et faiblesses des Etats-membres. C’est ainsi que l’Allemagne est la gagnante de l’euro en imposant une désinflation compétitive qui conduit à une accumulation de surplus commerciaux au détriment d’autres pays, tels la France et l’Italie. Faute de pouvoir dévaluer une monnaie dans les pays plus faibles, on a alors inventé, dans la logique de l’ordolibéralisme protestant allemand, la notion de dévaluation interne. D’inspiration kantienne et protestante, l’ordolibéralisme est une doctrine née en Allemagne dans les années 30. Elle consiste à valoriser l’ordre socio-économique et la régulation par l’Etat dans une perspective de libéralisme social mais rigoureux, dirigiste et collectiviste. C’est cette morale économique allemande qui prône une monnaie forte et désinflatée. Peut-on le reprocher à l’Allemagne alors que l’hyperinflation de 1923 a conduit à la démence hitlérienne ? Il n’y a pas de réponse. Ce pays ne voulait pas de l’euro qui lui fut imposé, au titre de dernier dommage de guerre, lors de sa réunification.
Aujourd’hui, pour les pays faibles, il s’agit de transformer l’impossibilité d’une dévaluation monétaire en dévaluation budgétaire et salariale. Les coûts de production des biens et services doivent être diminués pour amplifier la compétitivité. Malheureusement, les rigidités du marché du travail rendent cette évolution très improbable, d’autant qu’elle se traduit par un chômage immédiat, ainsi que les pays du Sud européens le subissent depuis sept ans. Pour ces pays, un euro plus faible est certes utile mais peu décisif. La France, par exemple, réalise 45 % de ses échanges internationaux avec d’autres pays de la zone euro, au sein desquels la devise commune est…l’euro. Par contre, cet euro faible profite aux Pays-Bas et à l’Allemagne dont la compétitivité a été amplifiée par les réformes de Schröder au début du millénaire. C’est cette même logique allemande qui a empêché la BCE de procéder à temps à son assouplissement quantitatif. Il en est de même avec les Pactes de Stabilité et autres mécanismes de rigueur contraires à toute logique économique. Là aussi, on peut imposer l’idéologie rhénane au pragmatisme anglo-saxon. Lorsqu’on tire la synthèse de cette situation, il n’y a d’autre solution pour les pays faibles que de s’aligner sur les normes de compétitivité allemande et hollandaise.
L’axe franco-allemand
L’erreur d’appréciation impardonnable des concepteurs de l’euro est d’avoir cru que les paramètres socio-politiques, découlant eux-mêmes d’expressions démocratiques diverses, s’ajusteraient à une monnaie qui serait elle-même la moyenne pondérée des forces relatives des économies des Etats-membres. Cela ne s’est évidemment pas passé, d’autant qu’une moyenne pondérée conduit, en termes monétaires, à favoriser les Etats-membre forts et à accabler les Etats-membre faibles. En outre, il y a un autre déficit d’anticipation, plus fondamental, qui a été commis : c’est celui de ne pas avoir fait converger les systèmes sociaux domestiques, dont les réalités sont les soubassements d’une monnaie.
En conclusion, l’euro propage une discipline économique qui reflète une idéologie allemande. Cette monnaie exige d’adopter des normes de productivité germanique alors même que, de manière incontestable, c’est l’Allemagne qui tire les plus grands bénéfices de la monnaie unique. C’est pourtant la même Allemagne qui exige désormais un allemand comme successeur de Mario Draghi, ce qui est l‘assurance d’une accentuation de l’exigence d’une monnaie désinflatée qui sera à l’origine de vagues de chômage et de troubles sociaux. Je suis convaincu que si la flexibilité du travail s’impose dans les pays du sud, c’est une souplesse idéologique allemande accrue qui sera aussi requise au profit d’un pragmatisme socio-économique afin d’assurer la pérennité de l’euro. Plus que jamais, la perpétuation de l’euro repose sur le fragile équilibre de l’axe franco-allemand. Sans sursaut moral et une action politique décisive, un fait politique pourrait conduire à une sécession monétaire ou, pire, déclarer un véritable schisme qui mettrait fin à une des plus singulières expériences de l’histoire des monnaies.
L’auteur, Bruno Colmant, est Head of Macro Research chez Banque Degroof Petercam.
L'euro et l'ordolibéralisme allemand
28 mai 2017