Pleins feux sur les indicateurs précoces
Nous connaissons désormais, pour la plupart, les résultats des entreprises américaines au premier trimestre 2024. Il en ressort que 78 % des entreprises de l’indice S&P 500 ont dépassé les attentes avec une marge importante de 8 %. C’est tout simplement le meilleur résultat des deux dernières années, alors que l’on craignait au contraire que la politique malheureuse de la banque centrale américaine en matière de taux d’intérêt fasse trébucher l’économie US au premier semestre 2024. Mais la robustesse du marché du travail, l’inébranlable pulsion dépensière des consommateurs américains, la résilience et la capacité d’adaptation des entreprises ont permis d’éviter de tomber dans cette ornière, ou du moins de limiter le contre coup à un recul relativement modeste dans les secteurs industriels. Les entreprises européennes ont également réalisé de bonnes performances au cours du dernier trimestre, avec des prévisions dépassées de 6 %. Sur le Vieux Continent, le rebond est indéniable, même s’il reste limité. Mais reconnaissons que la forte progression des bénéfices des entreprises européennes est largement imputable aux banques commerciales, dont l’ampleur du redressement ne laisse pas d’étonner.
Le niveau des bénéfices (attendus) des banques commerciales européennes est désormais (enfin) plus élevé que le niveau atteint en 2000, après une cavalcade de hauts et de bas au cours des deux dernières douzaines d’années. Toujours est-il que le secteur financier européen est désormais en tête du classement avec un rendement de près de 25 % depuis le début de l’année 2024, suivi de loin par l’incontournable indice Fang et l’indice technologique européen, qui pourraient rejoindre le podium avec des rendements (convertis en euros) de 20 % et 16 %, respectivement. Malgré les chiffres meilleurs que prévu pour le premier trimestre 2024, l’incertitude demeure quant à l’évolution économique au deuxième trimestre, tant aux États-Unis qu’en Europe. Les progrès conjoncturels ne se préciseront qu’à l’automne. D’ici là, un chemin semé d’embûches attend l’économie.
D’ailleurs, des deux côtés de l’Atlantique, l’évolution des chiffres d’affaires des entreprises est pratiquement plane. Ces derniers mois ont été plus propices, semble-t-il, à faire progresser les bénéfices que les ventes.Tout se passe comme si la plupart des entreprises parvenaient sans difficulté à étoffer leur marge bénéficiaire, malgré la politique restrictive de leurs banques centrales. Elles y réussissent en partie grâce à des économies et à des gains d’efficacité. Mais la solidité des marges bénéficiaires s’explique surtout par le fait qu’elles ont pu continuer à répercuter sans heurts les hausses de prix, malgré la chute des cours de l’énergie et des matières premières. Cela leur a notamment permis d’absorber l’augmentation des coûts de financement et de préserver leurs marges financières, au prix il est vrai d’une inflation plus élevée.
Pour l’heure, les marchés financiers continuent d’attendre nerveusement chaque nouvelle publication de données sur l’évolution des indicateurs d’inflation aux États-Unis. Tout optimisme prématuré à cet égard serait déplacé. Ce n’est que dans quelques mois que la tendance des prix pourra véritablement s’engager dans une direction positive. Dans l’intervalle, les marchés devront se contenter d’une stabilisation ou d’une baisse limitée du rythme de croissance de l’inflation. Les indications les plus récentes sur l’évolution des prix de gros font même état d’une accélération significative inattendue. Mais les chiffres des derniers mois ont été révisés favorablement, ce qui a permis aux marchés financiers d’absorber ce choc. Les prix de détail, plus significatifs, ont en fait surpris (plutôt) agréablement. Le dernier chiffre CPI a en effet touché un plancher de ces six derniers mois.
Une baisse plus significative du taux de croissance des prix à la consommation pourrait ne pas se matérialiser avant le second semestre 2024 au plus tôt. D’ici là, de nouvelles forces haussières se développent déjà, rendant presque impossible une forte baisse des indicateurs d’inflation. De fait, des oiseaux de mauvais augure se profilent à l’horizon, sous la forme des indicateurs précoces que sont les cours du cuivre, du plomb, du zinc et du platine, qui ont déjà augmenté de manière significative ces dernières semaines.
La perspective d’une baisse des taux d’intérêt à l’automne, associée à l’évolution favorable attendue des bénéfices des entreprises, suffit toutefois à maintenir les marchés boursiers à flot, surtout si l’on considère les perspectives de croissance (attendues) pour les trois prochaines années. En effet, les bénéfices des entreprises de l’indice composite S&P et surtout de l’indice Nasdaq 100 semblent en avoir encore beaucoup sous la pédale. Leur hausse pourrait donc s’accélérer de plus belle jusqu’en 2025. Combinée à des taux d’intérêt qui semblent ne receler qu’un potentiel de baisse, cette constellation exerce un attrait irrésistible sur les investisseurs professionnels. Sur les marchés obligataires, les investisseurs peuvent réchauffer leurs mollets à moitié gelés à la perspective d’une diminution de la pression à la hausse sur les taux d’intérêt à long terme lorsque la banque centrale américaine tiendra sa promesse de réduire de moitié le rythme de vente de ses actifs.
Mais les investisseurs avertis n’attendent pas et misent déjà sur les entreprises dont les cours sont les premiers à profiter de cette baisse des taux d’intérêt à long terme annoncée, à savoir traditionnellement les entreprises de services publics. Nous ne sommes donc pas surpris de voir les titres du segment des services publics américains en général et des secteurs de l’eau et de l’énergie en particulier se hisser en tête du classement, avec des rendements mensuels respectifs de 12 % et 9 %. La Fed a en effet plus ou moins explicitement annoncé qu’elle allait assouplir sa politique étouffante de resserrement quantitatif (quantitative tightening) dans un avenir prévisible. Cette décision va inévitablement renforcer le scénario de poursuite des gains, tant sur les marchés d’actions que sur les marchés d’obligations.
Entre-temps, nous discernons un autre indicateur précoce, le premier à annoncer la fin de l’hiver monétaire rigoureux. Il y a toujours quelques banques centrales qui se souviennent de leur mission dans un tel contexte, à savoir de réduire les taux directeurs avant le pic d’inflation et de faire passer la politique monétaire de restrictive à neutre. Cela requiert cependant du courage et de la perspicacité. Et pour l’instant, seule la banque centrale suédoise en est pourvue. La Suisse et la Chine l’ont déjà fait, mais pour des raisons différentes : La Suisse pour éviter que le franc suisse ne s’apprécie trop, la Chine pour se prémunir contre un nouveau ralentissement de sa croissance économique.
La banque centrale américaine (à notre grande frustration) ne semble pas vouloir agir avant septembre au plus tôt, sous le prétexte peu convaincant que l’évolution de l’inflation ne permet pas d’intervenir plus tôt. Nous osons affirmer le contraire : il faut d’abord réduire les taux directeurs, et l’inflation diminuera d’elle-même. Dans la zone euro et au Royaume-Uni, en revanche, les mains des banquiers centraux ne devraient pas trembler. L’euro ne doit pas forcément craindre une dépréciation par rapport au dollar américain. En effet, la situation budgétaire désastreuse des États-Unis limite le potentiel d’appréciation du taux de change américain. En juin, les deux banques centrales pourront commencer leur tâche importante, à savoir donner de l’air à leurs économies en procédant à une série de réductions des taux d’intérêt de trois à quatre quarts de pour cent.