Alexis Bienvenu
Les interrogations sur une récession prochaine montent chez les investisseurs, de façon encore feutrée certes, mais indubitable, comme en témoignent par exemple les tendances sur le moteur de recherche Google. Faut-il sérieusement s’en préoccuper, alors même que les projections de croissance économique restent très élevées pour 2022 – plus de 3% en Europe et aux Etats-Unis, d’après le consensus Bloomberg – et même encore très confortables pour 2023 ?
Deux raisons, en partie liées entre elles, justifient de s’interroger.
La première est l’envolée du prix des matières premières, notamment énergétiques. Le souvenir est encore cuisant de l’impact récessif d’une augmentation violente du prix du brut dans les années 1970 ou même en 2008. Le sujet est essentiel, d’autant que le conflit russo-ukrainien n’explique pas, hélas, toute l’envolée récente. Si le conflit était le seul en cause, l’inflation énergétique actuelle pourrait être considérée comme exogène et transitoire, donc relativement surmontable. Mais le brut avait déjà atteint des niveaux élevés en début d’année, avant même le déclenchement de « l’opération militaire spéciale ». La force de la reprise économique post-covid, notamment américaine, explique en grande partie le prix actuel, ce qui laisse peu augurer d’une nette décrue même si le conflit ukrainien baissait en intensité.
Mais s’il est vrai que le conflit en Ukraine ne fait qu’influer marginalement cette situation déjà tendue sur le pétrole, il change en revanche franchement la donne sur d’autres matières premières, tout aussi vitales. Car il fait flamber en outre non seulement le gaz naturel, mais aussi les denrées agricoles vitales comme le blé ou le maïs pour animaux, et nombre de métaux industriels, dont ceux justement qui sont essentiels pour sortir de la dépendance au pétrole grâce aux énergies renouvelables, comme le nickel et le cuivre. La crise des matières premières est donc généralisée. Plus difficile à surmonter qu’un simple choc pétrolier. D’autant que le conflit ne paraît pas en voie de résolution rapide, ni a fortiori les sanctions à l’égard de la Russie.
La deuxième raison tient aux taux d’intérêts. La différence entre les taux d’intérêt à 10 ans et à 2 ans est souvent regardée comme pouvant annoncer une récession. Cette différence est généralement positive : même en l’absence de risque de défaut, comme sur la dette américaine, les taux sont en moyenne plus élevés à long terme qu’à court terme car il existe toujours un risque d’inflation à long terme. Mais les banques centrales resserrent les conditions monétaires, les taux peuvent devenir plus élevés à court terme qu’à long terme. Cela présage un ralentissement économique, qui se traduit souvent par une récession.
Cette inversion s’est justement produite la semaine dernière sur la courbe de taux américaine, d’où l’émoi des investisseurs. Le marché des taux anticiperait-il une récession que les marchés actions et les prévisionnistes ne verraient pas ?
Pas forcément. La Fed elle-même a indiqué à plusieurs reprises, et encore très récemment1, qu’un autre indicateur basé sur les taux était plus pertinent : la différence entre les anticipations de taux courts dans 18 mois et les taux courts actuels. Or ce dernier indicateur est tout à fait placide pour le moment. De même qu’une pléthore d’autres méthodologies employées par les banques centrales régionales aux Etats-Unis, toutes sereines.
Il se pourrait naturellement que tous les indicateurs et prévisionnistes se trompent. Les récessions ont souvent l’allure d’une surprise. Les tensions liées aux matières premières, après tout, sont bien réelles, et devraient durer. En outre, une partie de la réponse dépend de l’imprévisible conflit ukrainien. Mais en ce qui concerne 2022, étant donné l’acquis de croissance actuel, une franche récession paraît hautement improbable. 2023 est moins assuré certes, une fois les conditions monétaires drastiquement resserrées. Mais d’ici-là, mille nouveaux risques seront apparus, et mille risques surmontés par le marché.
De sorte que s’il peut paraître sage d’essayer d’anticiper les récessions, c’est peut-être en réalité une tentative follement ambitieuse. Alors qu’à l’inverse, il existe une sagesse boursière à portée de main qui assure que, statistiquement parlant, s’il coûte certes d’être investi pendant les récessions, il coûte encore plus de ne pas participer aux rebonds qui naissent au cœur des crises. Il y a fort à parier que le marché donnera raison, dans les prochaines années, aux sages investisseurs qui n’auront pas péché par excès de sagesse.
1www.federalreserve.gov/econres/notes/feds-notes/dont-fear-the-yield-curve-reprise-20220325.htm
Alexis Bienvenu, gérant de fonds d’investissement, La Financière de l’Echiquier.