Bruno Colmant
Depuis les attentats, qui catalysent un gigantesque traumatisme, un sentiment d’amertume se répand dans la population. Au sujet de cette terrifiante réalité terroriste bien sûr, mais aussi et surtout sur le déchaînement des conflits sociaux et politiques qui s’y superposent. Incontestablement, il se passe quelque chose. Certains, parmi les plus âgés, ressentent uniquement une gêne ou un embarras. D’autres, plus nombreux, pressentent une érosion. Je veux dire une véritable usure, pas l’expression mondaine ou convenue de ceux qui qui disent que tout change en espérant que rien ne les affectera. De plus en plus de Belges s’interrogent sur leur pays et sur son futur.
C’est un courant froid et lancinant qui révèle un scepticisme et une intranquillité par rapport à l’avenir. En vérité, la Belgique est déçue de mal vieillir. Depuis la crise de 2008, elle réalise qu’elle a vécu comme un rentier que l’angoisse de manquer ronge à la fin de sa vie. La confiance s’amenuise. Les malaises se conjuguent pour devenir une inquiétude citoyenne. Le découragement s’installe.
Tout se mêle et s’entrechoque : un climat anxiogène suite aux attentats, un monde politique au projet sociétal insuffisamment lisible, des déchirements culturels, des syndicats menant certains combats inintelligibles et dispersés devant un patronat qui s’éloigne, une fracturation politique entre les communautés avec des configurations politiques fédérales qui deviennent mutuellement exclusives en termes de représentation régionale majoritaire, une mobilité anéantie et étouffante, une justice exsangue et véhémente devant sa subordination institutionnelle, des prisons asphyxiées, des écoles désargentées, etc. dans un contexte où l’Europe est en questionnement sur sa propre réalité. Devenue notaire d’une technocratie, cette dernière étouffe sous des nœuds coulants. L’Europe du traité de Rome reflue même vers les Etats-nations du 19e siècle. De surcroît, la zone euro est défunte de croissance suffisante et les perspectives économiques sont peu réjouissantes.
En perte de repères
En vérité, tous, depuis le début de la crise de 2008, nous sentons que quelque chose nous échappe. Cette crise n’est pas comme les autres. Le Royaume apparaît inhibé et ses forces vitales l’abandonnent. La Belgique devient inquiète et cultive un sentiment d’impuissance. En quelques années, nos préoccupations sont devenues locales, comme si le pays avait abandonné l’idée d’être l’acteur d’un destin. Est-ce de la mélancolie ? L’épuisement du modèle d’après-guerre ? Ou, pire, est-ce une dépression morale ou un burn-out sociopolitique? C’est difficile à dire. Alors que la mondialisation rend un pays comme la Belgique plus petit, il est singulier de penser que nous en réduisons volontairement la taille jusqu’à ne plus en faire que le passager clandestin de ses voisins. Haletant de réformes en révisions constitutionnelles, le pays n’a pas été dirigé avec une stratégie claire. Il a été administré par inertie ou abstention. Contrairement à d’autres nations où les tenants du pouvoir sont clairement identifiés, la mutation de l’Etat n’a plus autorisé de visions larges, mais a plutôt entraîné des soustractions d’énergie. Sa configuration politique conduit à multiplier ses référents. Il n’y a plus de « père » de la nation. Or un pays, comme toute assemblée humaine, a besoin d’une figure centrale vers laquelle polariser son énergie, positive ou négative. En termes sociologiques, l’impossibilité d’identifier cette figure centrale conduit à la désorientation. C’est ce que nous vivons actuellement.
Partir ou rester ?
Bien sûr, chacun aura une perception circonstancielle et subjective du bouleversement, mais il se fait que depuis plus d’une vingtaine d’années, je consacre, par passion et avec conviction, un temps considérable à l’enseignement de l’économie dans plusieurs institutions universitaires des trois régions du pays, à des étudiants de fin de cycle. Quelque chose d’accablant a profondément changé ces dernières années : un nombre croissant d’entre eux ne voit plus son avenir en Belgique. Certes, on argumentera qu’il y a loin de la coupe aux lèvres et que l’enthousiasme des programmes Erasmus suscite la légitime jubilation de croquer la vie et de courir le monde. L’envie du large soufflette toujours les joues des audacieux et puis, les étudiants apprennent la gestion et l’économie, des disciplines naturellement internationales qui suscitent le déplacement géographique. On me rappellera aussi, à juste titre, que seuls certains auront la possibilité de partir et que la majorité des étudiants, moins qualifiés, n’auront pas le choix de la mobilité géographique ou même l’envie.
Et pourtant, je crois que quelque chose de plus profond se disloque lorsque j’écoute les parents de ces étudiants. Je n’en connais que peu qui ne recommandent pas à leurs enfants de choisir des métiers qui leur octroieront la mobilité géographique professionnelle. Si cette orientation épouse parfaitement la fluidité de l’économie digitale et la mobilité des hommes et des capitaux, il y a aussi, dans l’angle mort de cette réflexion, un navrant constat d’abandon du pays alors que ces jeunes en sont l’avenir et que le système éducatif est le legs des générations précédentes ! Ces jeunes ne voient qu’une dette publique, des conflits sociaux, des dysfonctionnements et des problèmes de pensions qui leur sont étrangers et surtout une absence de bienveillance sociale.
Crise des valeurs
Dans les discours politiques et les médias, on parle peu de l’avenir des jeunes. Il n’y a pas assez de mots sur leurs débouchés professionnels et l’optimisme qui devrait leur être offert. Ces jeunes apprennent que la crise serait une réplique de celle des années trente, mais rien n’est dit sur leur futur. À l’instar de ce qui se passe dans tous les autres pays européens, ces jeunes ne comprennent pas pourquoi les problèmes des deux générations auxquelles ils succèdent ont été arbitrés à leur détriment. L’emploi se dissipe et ils entendent qu’ils seront débiteurs des dettes de la génération précédente. Ils prennent conscience du fardeau de l’endettement public, qu’ils ne voudront ni n’arriveront à éponger.
Alors, que leur expliquer ? Quelque chose doit s’être fissuré dans l’économie belge. En une dizaine d’années, nos communautés se sont profondément transformées au détriment de la solidarité sociale et générationnelle. Et puis, il y a un autre facteur, dont nous ne soupçonnons pas l’envergure considérable : la perte des valeurs morales supérieures, qui cimentent la pensée collective.
Je crois donc qu’il faut faire très attention car la jeunesse s’enfuit. Sinon physiquement, à tout le moins mentalement, du Royaume. Au reste, c’est l’écrivain français Bernanos qui avait probablement raison quand il suggérait que tous les vingt ans, la jeunesse posait aux vieillards une question à laquelle ils n’ont pas de réponse. Mais un pays qui ne se consacre pas totalement à sa jeunesse, c’est un pays qui échoue.
Temps étatique
En résumé, les crises successives révèlent une fin de modèle. La fin d’un modèle de complaisance, de manque de vision, de déficit de perspectives. Il est indispensable que, faute d’homme providentiel, ceux qui dirigent le Royaume indiquent, au risque de l’impopularité, quel est son avenir social et politique dans un cadre moral apaisant car le pays manque de lisibilité sur son futur, quel qu’il soit. S’il y a des périodes politiques, il faut désormais un temps étatique. Il convient de retrouver un tracé moral. Il faut un Etat et des régions forts, non pas au sens de l’autoritarisme qu’ils peuvent exercer, mais de l’autorité qui peut en rayonner. Il faut, avant tout, un Etat qui rassure. Du reste, il se pourrait que certains imaginent que le rôle de l’Etat puisse diminuer en abandonnant ses attributs régaliens au profit d’une économie de marché spontanée. D’autres mettent aussi en question le sens du pays et la valeur de l’Etat, mais c’est un cul-de-sac. J’ai étudié et vécu aux Etats-Unis : dans ce temple du capitalisme entrepreneurial, l’Etat est fort et ses expressions immensément respectées.
Ce qui importe, c’est une vision longue qui promulgue la cohésion sociale, la solidarité politique et la bienveillance économique. C’est donc dans des valeurs intégrées et respectées que se situe la solution. Ces valeurs partagées sont la solidarité et le respect de l’autre. C’est surtout et d’abord l’instruction publique et civique. Ce sera un travail permanent car des valeurs se construisent plus qu’elles ne se postulent.
L’Etat doit être réhabilité et, sans être providentiel, redevenir protecteur. Mais comment ? Il n’existe aucun chemin défini, sinon l’ascèse de subordonner toute action politique à l’intelligence du dialogue. Il ne s’agit pas de soumettre les inclinaisons idéologiques à un ordre moral, inexistant, mais bien de chercher, exclusivement dans le dialogue et l’écoute de l’autre, la tempérance dans les rapports sociaux. Car j’ai la conviction, dans ces temps tumultueux, que les rapports de force ne créent aucune harmonie sociale. Et j’ai peur d’une chose, à savoir que les chocs profonds que nous traversons ne soient utilisés par certains acteurs comme pieds-de-biche dans une logique opportuniste plutôt que d’union. Mais cela ne mènera nulle part.
L’ auteur, Bruno Colmant est membre de l’ Académie Royale de Belgique, Docteur en Economie Appliquée (ULB) et Master of Science de l’ Université de Pardue (Etas-Unis).
Réhabiliter l'état
07 juin 2016