La mondialisation n’est pas morte – pas même moribonde. Mais on peut s’attendre à une reconfiguration du commerce et des chaînes d’approvisionnement mondiales, assortie d’une gestion des risques plus prudente, voire aussi de davantage de régionalisme et de délocalisation amicale (« friendshoring »).
Les références à la démondialisation sont omniprésentes aujourd’hui. Lors des appels aux résultats et des conférences d’investisseurs d’entreprises, on n’a jamais autant évoqué la relocalisation (reshoring) et la « délocalisation à proximité » (nearshoring) – c.‑à‑d. le rapatriement (ou rapprochement) des activités et/ou des fournisseurs auparavant délocalisés à l’étranger. La présidente de la BCE, Christine Lagarde, vante les avantages de la régionalisation, tandis que la secrétaire au Trésor américain, Janet Yellen, promeut activement la délocalisation amicale (friendshoring). Certes, compte tenu des problèmes de chaînes d’approvisionnement rencontrés pendant et après la crise du COVID-19 et autres événements défavorables récents, il est tout à fait normal que les entreprises et les gouvernements cherchent comment rendre la production et l’approvisionnement plus résistants aux chocs. Toutefois, dans quelle mesure cela prend-il la forme d’un désengagement actif du commerce international et des chaînes de valeur mondiales (CVM) ? Assistons-nous déjà à un véritable phénomène de démondialisation ou celui-ci approche-t-il à grands pas ?
Dans cet article, nous commençons par documenter les tendances plus larges et à plus long terme du commerce et des CVM. Sur la base de données récoltées aux niveaux des secteurs et des entreprises, nous évaluons ensuite l’impact de chocs récents, et plus particulièrement de la pandémie de COVID-19 et de la guerre en Ukraine. Enfin, nous discutons trois forces qui sont susceptibles de jouer un rôle essentiel dans le façonnement de la mondialisation future : les technologies numériques (et autres), l’agenda climatique et la géopolitique.
Tendances à plus long terme : de l’hypermondialisation au ralentissement de la mondialisation (slowbalisation)
À partir de 1990 environ, le commerce de biens s’est intensifié grâce au rôle croissant du commerce de biens intermédiaires. Ce dernier a été stimulé par l’essor des CVM, qui consistent en une série d’étapes de la production d’un bien ou d’un service réalisées dans des pays différents. Le graphique 1 examine la part du commerce lié aux CVM dans le commerce total pour évaluer leur empreinte au fil du temps. Deux périodes présentent un intérêt particulier, notamment la période de l’hypermondialisation, qui s’est étendue du milieu des années 1980 jusqu’à la crise financière mondiale de 2008 et s’est caractérisée par de fortes hausses de la part du commerce lié aux CVM, et celle du ralentissement de la mondialisation (slowbalisation), qui a commencé après la crise financière mondiale et a été marquée par la stagnation des CVM.
Les entreprises multinationales ont joué un rôle essentiel dans le développement des CVM. Une stratégie couronnée de succès, également connue sous le nom de stratégie d’intégration verticale, a consisté à établir des succursales à l’étranger ou à y créer des joint-ventures avec des entreprises locales par le biais d’investissements directs étrangers (IDE). D’autres stratégies plus complexes ont également été déployées. Celles-ci impliquaient l’externalisation de la production auprès d’entreprises indépendantes sises dans des pays étrangers, le recours à de nombreuses strates de sous-traitants et des filiales étrangères effectuant des tâches autres que la production (comme la recherche, le marketing ou la coordination générale), en fonction de la motivation de la société mère pour s’étendre à l’étranger.
Il est largement admis qu’une confluence singulière de trois facteurs uniques est à l’origine de la montée des CVM. La fragmentation internationale de la production n’aurait pas pu se faire sans la révolution des TIC, ni sans les progrès technologiques dans le secteur des transports. La chute du rideau de fer en Europe de l’Est, la transition vers une économie socialiste de marché en Chine et le processus de libéralisation économique en Inde ont ouvert la voie à de gigantesques réserves de main-d’œuvre sur le point d’être intégrées à bas coût à la production internationale. Enfin, les progrès constants dans la libéralisation du commerce multilatéral qui ont abouti à la création de l’Organisation mondiale du commerce en 1995, ainsi qu’une nouvelle vague d’accords commerciaux régionaux ont significativement réduit les coûts des échanges et ont fourni une coordination réglementaire qui a facilité le fonctionnement des activités économiques couvrant plusieurs frontières.
Certains de ces facteurs se sont maintenant essoufflés, ou ont même reculé, contribuant à la perte de vitesse de la mondialisation. Les coûts de transport sont devenus plus volatils et l’écart salarial entre les économies avancées et les économies de marché émergentes s’est resserré. En outre, le mécontentement populaire envers le commerce et les ambitions d’une plus grande indépendance économique, en particulier dans les secteurs high‑tech, a érodé l’envie d’accroître la libéralisation du commerce, entraînant certaines grandes nations commerçantes (la Chine et les États-Unis par exemple) à se replier sur elles-mêmes. Le nombre croissant de domaines d’action faisant l’objet d’accords commerciaux modernes d’intégration économique a également compliqué la conclusion de ces accords.
Chocs récents: le COVID-19 et la guerre en Ukraine
Au moment de l’éclatement de la pandémie de COVID-19, le commerce mondial des biens s’est effondré, avant de connaître un rapide rebond en V. Les échanges de biens relevant des secteurs ayant fortement recours aux CVM se sont caractérisés par une plus grande volatilité que ceux des biens non dépendants des CVM. Ils ont également affiché un recul initial plus marqué au début de la pandémie ainsi qu’une reprise plus nette (cf. graphique 2, partie gauche). Bien que les politiques de confinement aient eu de lourdes répercussions chez les partenaires commerciaux des pays, ces conséquences se sont rapidement dissipées à mesure que les CVM se sont adaptées aux confinements asynchrones et que les entreprises ont appris à fonctionner avec des restrictions de déplacement.
En dépit de la résilience et de l’adaptabilité relativement élevées des CVM, certains secteurs caractérisés par des chaînes d’approvisionnement complexes et géographiquement dispersées ont été confrontés à des perturbations plus durables. Un exemple notable est le secteur automobile, qui a fait face à une grave pénurie de puces à semi-conducteurs appropriées. Par ailleurs, les pressions s’exerçant sur les chaînes d’approvisionnement mondiales ont atteint des niveaux sans précédent et ont affiché une volatilité encore jamais observée depuis le début de la crise du COVID-19 (cf. graphique 2, partie droite). Au début de la pandémie, ces pressions sur les chaînes d’approvisionnement ont rapidement culminé à des niveaux record en raison de la première vague de confinement. Après une brève accalmie, les pressions se sont à nouveau intensifiées et ont atteint de nouveaux pics à la fin de l’année 2021 du fait d’un rebond économique exceptionnellement prononcé. Ces pressions sur les chaînes d’approvisionnement culminant à des niveaux record ont grandement contribué à la hausse observée de l’inflation.
Si les pressions sur les chaînes d’approvisionnement mondiales se sont atténuées par rapport à leurs sommets absolus, elles sont néanmoins restées à des niveaux historiquement élevés en 2022. Cette situation s’explique en partie par des chocs récents, en particulier de nouveaux confinements reposant sur une stratégie de zéro COVID dans certaines grandes villes chinoises et par l’invasion de l’Ukraine par la Russie. La guerre, les sanctions commerciales et financières qui y sont liées, de même que les mesures de représailles adoptées par la Russie ont déjà entraîné une baisse significative des exportations de pétrole et de gaz russes vers l’UE, une volatilité importante sur les marchés de matières premières agricoles et un effondrement des importations russes de biens manufacturés en provenance de l’UE, du Royaume-Uni et des États-Unis. La plupart des entreprises occidentales actives en Russie s’avèrent prendre des mesures visant à diminuer leurs expositions ; celles-ci vont d’un retrait total à une suspension temporaire, une réduction des activités ou un simple report de nouveaux investissements en Russie. On ne connaît pas encore les effets à long terme de ces mesures sur la (ré)organisation des CVM.
Des enquêtes récentes montrent que les entreprises tentent effectivement d’accroître la résilience de leurs chaînes d’approvisionnement en réponse à la dernière série de chocs au niveau mondial. Toutefois, les entreprises ont généralement eu recours à des modifications de leur gestion des stocks et à une diversification de leurs fournisseurs plutôt qu’à de vastes stratégies de délocalisation à proximité ou de relocalisation. Si l’on peut éventuellement observer un peu plus de délocalisation à proximité (nearshoring) ou de relocalisation (reshoring) des chaînes d’approvisionnement dans les toutes dernières données d’enquêtes disponibles, les entreprises qui décident de rapatrier leurs installations de production délocalisées à l’étranger demeurent une exception, à tout le moins pour le moment (cf. graphique 3).
La construction d’installations de production à l’étranger, ainsi que la recherche et le développement de relations avec des fournisseurs étrangers spécifiques de différents intrants ou avec des acheteurs de ses propres produits engendrent d’importants coûts non récupérables, et c’est là une des principales raisons à l’origine du caractère relativement « rigide » des CVM. De telles relations dépendent largement de la confiance mutuelle qui se construit au travers d’interactions répétées au fil des années. Changer de fournisseurs ou d’acheteurs est dès lors un processus coûteux et chronophage, tout comme le démantèlement d’installations de production existantes et le déménagement vers de nouveaux sites de production. Ainsi, lorsque les multinationales s’attendent à ce que des chocs soient temporaires, elles peuvent préférer ajuster leurs volumes de production et d’approvisionnement/ventes entre leurs fournisseurs et leurs sites existants plutôt que de rompre ces liens ou de relocaliser leurs activités.
Les entreprises internationalisées sont confrontées à de multiples arbitrages, entre efficience en termes de coûts et résilience des chaînes d’approvisionnement, ainsi que par rapport à leur exposition à des chocs soit étrangers, soit locaux. Une entreprise qui s’appuie sur un seul fournisseur étranger peu coûteux ou se fonde sur un modèle d’inventaire de « just-in-time » est susceptible d’être plus rentable en période favorable, mais également plus vulnérable à de mauvais chocs que ne le serait une entreprise disposant d’une base de fournisseurs plus diversifiée et de plus larges stocks. Dans le même temps, si l’intégration d’une entreprise dans les CVM accroît son exposition à différents chocs d’offre et de demande étrangers, toutes autres choses restant égales, elle la protège également mieux des chocs par rapport à des intrants locaux et à la demande intérieure.
La délocalisation à proximité et la délocalisation amicale (friendshoring) constituent des configurations intermédiaires aux deux extrêmes que sont la délocalisation maximale et la relocalisation totale. Elles peuvent offrir une meilleure protection contre les chocs touchant des pays géographiquement (ou géopolitiquement) plus éloignés, mais présentent moins d’avantages en matière de diversification et d’économie des coûts. Le degré optimal d’intégration des entreprises aux CVM variera en fonction des secteurs et des produits spécifiques, notamment en raison des disponibilités des ressources naturelles et de la main-d’œuvre. Les délibérations des entreprises tiendront par ailleurs compte des tendances sociétales attendues et des politiques gouvernementales.
Moteurs et freins à la mondialisation future
Même s’il est impossible de prédire l’orientation future de la mondialisation et la forme qu’elle prendra, trois forces majeures au moins devraient avoir une influence en la matière.
Premièrement, l’incidence des évolutions technologiques est à double tranchant. D’une part, une automatisation industrielle plus poussée (par exemple par la robotisation ou l’impression en 3D) pourrait réduire la nécessité de délocalisation, voire faciliter la relocalisation. D’autre part, les plateformes numériques collaboratives et de travail à domicile allègent les coûts d’entrée des personnes et des entreprises dans certaines CVM, en particulier dans le secteur des services. Cela dit, dans la mesure où les nouvelles technologies (permettant une économie de main-d’œuvre) s’avèrent être sources de perturbations, elles pourraient attiser l’opposition populaire à la mondialisation et, dès lors, conduire les gouvernements à adopter des politiques protectionnistes.
Deuxièmement, étant donné que la logistique liée au commerce et aux CVM contribue aux émissions de gaz à effet de serre non négligeables, l’agenda climatique pourrait favoriser des chaînes d’approvisionnement plus courtes et plus régionalisées. Qui plus est, les taxes carbone aux frontières réduiront les incitations à délocaliser des activités à forte intensité d’émission. Inversement, les industries en plein essor dans les secteurs des énergies renouvelables et des véhicules électriques, qui dépendent de matières premières critiques et de technologies et services spécialisées, pourraient voir émerger de nouvelles CVM.
Troisièmement, sans doute l’axe le plus important, l’avenir de la mondialisation sera déterminé par la géopolitique. Au vu des perturbations occasionnées par la crise du coronavirus et – plus encore – par la guerre en Ukraine, les gouvernements à travers le monde cherchent à diminuer les futurs problèmes d’approvisionnement dans les secteurs stratégiques, comme l’énergie, les biens médicaux, les batteries et les semi-conducteurs. Si les entreprises peuvent remédier à certaines vulnérabilités par leurs propres efforts en matière de diversification et de gestion des stocks, les responsables politiques jugent souvent cela insuffisant et multiplient les incitations à la relocalisation et à la délocalisation à proximité. Les politiques accordent également une attention croissante aux questions de sécurité nationale dans les CVM, ce qui pourrait mener à l’exclusion de pays « non alliés » de ces chaînes, ainsi qu’à une tendance plus générale à conduire une politique industrielle à caractère protectionniste. Un monde plus fragmenté sur le plan géopolitique accroît l’incertitude, ce qui pèse inévitablement sur les futurs investissements directs étrangers et sur les décisions de délocalisation. Pour autant, une démondialisation rapide semble peu probable, hormis dans l’éventualité de chocs géopolitiques majeurs et prolongés tels qu’une confrontation militaire directe entre les principaux blocs économiques du monde.
De manière générale, la mondialisation n’est pas morte – pas même moribonde. Nous n’en attendons pas moins une reconfiguration du commerce et des CVM, qui impliquera inévitablement une gestion des risques plus prudente, voire aussi davantage de régionalisme et de délocalisation amicale (friendshoring).