César Pérez Luis
Au nom de sa doctrine « America First », Trump a retiré les Etats-Unis de plusieurs organisations internationales, est revenu sur un certain nombre d’accords multilatéraux et a expliqué au monde qu’il faudrait moins dépendre des forces militaires américaines. Sa politique tarifaire s’inscrit dans la même veine.
Aux yeux de ses soutiens, America First est un succès: le moral des ménages et des petites entreprises s’améliore, l’économie frôle le plein-emploi et, au 2e trimestre, le PIB a crû d’environ 4%. Quoi qu’en pense le reste du monde, dans l’optique des élections de mi-mandat de novembre, le président américain va jouer la carte locale.
La Fed faisant de même, les considérations internationales sont reléguées au second plan. Le durcissement régulier mené par la banque centrale s’explique par une croissance robuste, un marché du travail tendu et une inflation proche de l’objectif de 2%. Et l’accent mis sur la normalisation semble d’autant plus justifié dans un contexte de relance budgétaire procyclique menée par l’administration Trump. Mais la Fed a-t-elle tout pris en compte?
Lors de sa réunion de juin, elle n’a pas semblé perturbée par la politique commerciale agressive du chef de l’Etat. Tout en notant les «risques» y afférents, la Fed s’est contentée de dire que les données économiques américaines ne semblaient, pour l’heure, pas affectées par les tensions. Pourtant, le durcissement monétaire accentue les difficultés des pays émergents les plus fragiles. Et les hausses de taux ne sont pas les seules à créer des turbulences: la réduction du bilan de la Fed pourrait encore diminuer les liquidités en dollars (la fin des achats de la BCE comprimera elle aussi les liquidités mondiales).
Problème: dans l’état actuel des choses, le marché ne croit pas au plan de normalisation de la Fed (la médiane des prévisions de ses membres prévoit quatre relèvements d’un quart de point cette année, et trois en 2019), comme en témoigne l’aplatissement régulier de la courbe des taux. Si l’aplatissement devait se transformer en inversion, cela voudrait dire que les obligations à court terme offrent un meilleur rendement que les titres longs – phénomène qui a précédé neuf des dix dernières récessions.
Il y a dix ans, la Fed a lancé un programme d’assouplissement quantitatif (QE), achetant des actifs pour stabiliser les marchés au plus fort de la crise financière. Reproduit par beaucoup d’autres banques centrales, le QE a permis d’éviter un effondrement du système financier mondial et fait flamber les actifs risqués, tandis que les bénéfices des entreprises progressaient.
Pourtant, cette alliance de profits records pour les entreprises et de rendements inédits pour les investisseurs alors que les salaires augmentent peu, que l’immobilier est hors de portée des jeunes et que la mondialisation perturbe la société devrait continuer de soutenir les populistes.
Parallèlement, Trump a choisi la Chine comme cible (facile) des mesures protectionnistes prisées de son électorat. La situation est délicate: le président américain veut engranger des succès sur ce front avant les élections, mais Pékin ne veut pas perdre la face. Un compromis paraît probable, mais si Trump estime que les choses ne vont pas dans son sens, il risque de chercher d’autres boucs émissaires – peut-être même la Fed, dont il pourrait critiquer un durcissement monétaire indu et pourrait menacer l’indépendance.
Il y a dix ans, la Fed faisait figure de pionnière avec son QE volontariste, tandis que Barack Obama incarnait la démocratie libérale. Aujourd’hui, l’Amérique semble plus indifférente à son rôle sur la scène internationale. Quoi qu’on en pense, ce désintérêt rend le monde plus incertain, avec des événements imprévisibles susceptibles d’avoir un impact négatif sur les marchés (les fameux «black swans»). Ils sont peut-être à chercher dans les conséquences inattendues de cette moindre volonté des Etats-Unis de donner le ton dans tant de domaines. Bien que la croissance reste solide, compte tenu de ces incertitudes, nous sommes devenus plus neutres vis-à-vis des actifs risqués tels que les actions.
César Pérez Ruiz est Responsable des investissements et CIO Pictet Wealth Management