Bruno Colmant
Le jour des commémorations des attentats du 22 mars, une attaque terroriste a lieu à Londres. Et demain ? Depuis le début de ces incidents, certains s’évertuent à proclamer que nous ne sommes pas en guerre. Mais bien sûr que si que nous sommes en guerre. Nos troupes sont engagées au Levant, et les terroristes sont des soldats d’une cause que nous combattons au Moyen-Orient. Réfuter ce constat évident nous conduit à la résignation, voire à l’introspection qui pourrait même entraîner des doutes au sujet de nos modèles de sociétés, au sein desquels les libertés doivent reculer au profit d’une sécurité collective.
Aujourd’hui, nous sommes hébétés car nous sommes en guerre sur nos sols. Cette guerre ne respecte aucune formulation diplomatique. Nous sommes ahuris car, depuis vingt ans, les conflits lointains étaient menés à distance avec des drones et des victimes collatérales distraitement mentionnées. La guerre se limitait à des frappes qualifiées de chirurgicales, sans plus de reporters de guerre. Aujourd’hui, c’est celle de la terreur. C’est un sanglant corps à corps. Nous sommes épouvantés par des adversaires que nous n’avons pas vu se dresser et qui choisissent de mourir avec leurs victimes. De vivants anonymes, ils deviennent de saints morts. Nous comprenons désormais les hurlements de ces mères pleurant leurs proches dans des attentats au Moyen-Orient alors que nous les confinions à de lointaines informations ou à des prix de photographes de guerre. Cette guerre n’est pas. C’est une remise en question de nos choix de liberté individuelle et de nos adhésions collectives à un modèle d’émancipation. Et nous sommes pétrifiés de ne plus comprendre le sens de l’Histoire.
Nous sommes muets parce que cette guerre exige de formuler des règles de l’engagement et aussi une conscription. Nous nous taisons aussi parce que nous avons des difficultés à englober, dans un raisonnement holistique, les bouleversements auxquels nous avons été associés au Moyen-Orient et en Afrique du Nord et ce que nous constatons aujourd’hui en Europe Continentale. Croit-on sincèrement qu’on puisse dissocier les guerres menées en Afghanistan, en Iraq (2003) et en Lybie (2011) de la désintégration de la Syrie et des conséquences multiples des printemps arabes, vite transformés en hivers institutionnels ? Peut-on véritablement distinguer les vagues de migration des conflits auxquels nous avons été, pour certains, associés ? Et même, en Belgique, savons-nous précisément contre qui notre force aérienne est engagée ?
Une guerre exige de mourir pour une idée, ce que nos démocraties refusent de faire. Elles sont pétrifiées dans l’immobilisme devant la mortifère expression sacrificielle d’une jeunesse manipulée et exaltée qui a décidé, elle, de se tuer et de nous tuer, pour ses idées. Cette guerre, c’est, pour certains, un incendie purificateur. Mais la guerre, c’est le Malin qui déroule son tapis noir.
Dès le moment où nos forces armées sont elles-mêmes engagées dans plusieurs conflits dont le terrorisme pourrait être une réplique sismique, cette guerre du terrorisme, nous devons la regarder dans les yeux sans ciller. Nous ne pouvons plus considérer chaque attentat comme la césure d’une période sombre révolue en espérant secrètement que ce sera le dernier. Il y en aura d’autres. Il n’y aura pas de soulagement. Nous devons sortir de cette torpeur qui pourrait nous conduire, dans un premier temps, à une résignation statistique devant des attentats de plus en plus nombreux avant que le déchainement des forces n’explose. Car, ne nous faisons aucune illusion : cette guerre ne fait que commencer.
Cette guerre est mondiale
Tous les protagonistes l’ont affirmé : cette guerre est mondiale. Elle n’en est qu’à ses escarmouches car les forces diaboliques se réveillent partout dans le monde. Nous ne constatons que les relents d’une sale guerre peu sophistiquée, celle du terrorisme de masse. Mais, partout, des forces tectoniques se mettent en place pour fissurer les équilibres précaires. Les dépenses d’armement augmentent dans tous les pays. Au terrorisme s’ajouteront des guerres digitales et numériques. Elles seront au 21ème siècle ce que l’aviation fut à celle de 1940.
Si nous en prenons l’amplitude, cette guerre, dont les coalitions sont indécises, va exiger de repenser nos articulations sociétales. Agir de manière anodine, comme on l’entend dans de bienveillants messages destinés à apaiser la population, relève du plus parfait cynisme. Il n’y a aucune vertu à l’insouciance alors qu’il s’agit d’un combat de valeurs. Les bougies de douleur devront éclairer les actions pour éviter qu’elles doivent se rallumer chaque jour.
Mais je ne suis pas certain que nos régimes démocratiques peuvent, sous leur forme actuelle, gagner une guerre qu’ils n’arrivent pas à déclarer. S’atermoyer en espérant que nos forces spéciales nous protègent en toute discrétion sans assumer la réalité du basculement de nos sociétés, voire en s’offusquant prudemment de ces réalités militaires au motif que nos libertés fondamentales seraient en danger, n’est pas une attitude cohérente. C’est même une insulte à la citoyenneté. Nous ne pouvons pas être impuissants. Nous devons éviter une catastrophe plutôt que la subir.
Il faut d’abord un projet de société fondé sur des valeurs morales de bienveillance. Celui-ci ne peut qu’être fondé sur la solidarité et l’œcuménisme culturel. Il faut mettre en œuvre un gigantesque effort d’éducation car l’intégration n’a pas réussi. Deux mondes se sont côtoyés en s’ignorant superbement. Des efforts massifs de formation, d’éducation et de mixité sociale devront être déployés pour annihiler les replis sociaux et identitaires domestiques. Mais cela prendra des années.
En même temps, je pense que de manière délibérée, nos régimes migreront vers des formulations plus autoritaires, voire plus liberticides. Les libertés individuelles seront probablement réduites parce que nos systèmes législatifs devront être repensés dans le sens d’une posture sécurisante. Le souhaite-je ? Non, bien sûr, car la répression est la réponse résiduelle. Mais l’Etat faible et instable devra retrouver sa vertu pacificatrice. Les électeurs eux-mêmes exigeront des gouvernants autoritaires, même si leur impuissance est démontrée. Personne ne voudra que l’Etat s’écroule, au contraire. Il faudra trouver un équilibre entre liberté et sécurité. Je n’exclus pas que dans les prochaines années, un service de protection civile soit réinstauré et que nos forces militaires soient significativement renforcées. La France ne vient-elle pas d’annoncer qu’elle augmentait son contingent de réservistes ? Et il est fort probable que le service militaire sera repensé sous une formulation qui m’est aujourd’hui inconnue. Là aussi, il faut être lucide : le réarmement a débuté dès lors que les états d’urgence et que la présence de soldats dans les rues sont acquis. Ces réalités devront être financées par des impôts particuliers destinés à assurer notre sécurité. Cela suffira-t-il ? Aucunement car la paix se retrouve dans la paix, pas dans la guerre. D’abord en Syrie et en Irak, puis chez nous.
Depuis le fonds des âges et aux entrailles de la terre, des forces titanesques se sont toujours furieusement déchaînées. Parfois, telle une fine lame qui libère ces boursouflures sulfureuses, la terre éclate de ses orages. Elle rejette des déferlantes de combats. De gigantesques torrents de lave se déversent, emplis de la colère de l’histoire. C’est la terreur. J’espère me tromper, mais sans être un adepte des théories déclinistes, je crois qu’un monde ancien s’effondre. C’est une question. En fait, je ne sais pas. Ce monde, comme avant les grandes déflagrations, c’est celui de l’insouciance et du vain espoir que les certitudes soutiennent le futur. Bernard-Henri Lévy écrivait que la plus grande ruse de l’Histoire était de jouer la comédie de son propre épuisement tandis que Marx rappelait que l’Histoire a plus d’imagination que les hommes. Je ne crois pas que la guerre soit une étape obligée de l’Histoire, ni que chaque génération ait droit à la sienne. Mais je crains que sans lucidité ni rigueur morale, l’avenir trahisse les promesses que nous lui avons confiées.
L’auteur Bruno Colmant est Head of Macro Research chez Degroof Petercam à Bruxelles.
Terrorisme : nous sommes en guerre
27 mars 2017