Tintin à Téhéran
Stefan Duchateau
Les turbulences géopolitiques ont dominé, comme toujours temporairement, les marchés financiers. Les prophètes de malheur et autres donneurs de leçons en ont profité, comme de coutume, pour nous annoncer la grande culbute, d’une ampleur comparable à la chute d’Icare. Mais inutile de raconter des histoires à nos lecteurs. Ils ne sont pas dupes.
Les commentaires négatifs de ce genre s’expliquent par l’aigreur de ceux qui ont raté une des plus belles hausses boursières de mémoire d’investisseur. Sur le plan de la durée comme des bénéfices engrangés. La plus prévisible aussi. Il suffisait d’observer la progression des bénéfices des entreprises, la baisse des taux d’intérêt et le recul des primes de risque. Prendra-t-elle fin un jour ? Ce n’est pas exclu. Mais, selon toute vraisemblance, les développements récents en Iran et aux alentours n’en seront pas la cause.
Les troubles dans ce pays n’ont d’ailleurs jamais ému les marchés financiers très longtemps. L’isolement de cette contrée est tel depuis des décennies que son évolution n’est plus un point majeur de l’agenda géopolitique[i].
En éliminant le général iranien, le président Trump (à moins que ce ne soit son secrétaire d’État Pompeo ?) a pris le risque d’une escalade. Mais il ne fallait pas être grand clerc pour estimer que la vengeance des mollahs à Téhéran serait modérée. Un conflit ouvert aurait certainement tourné à leur désavantage, ce qui aurait déstabilisé le régime. Celui-ci a préféré surfer sur la vague prévisible de nationalisme fanatique pour tenter d’étouffer les actions de protestation contre le pouvoir. Mais cette manifestation d’unité nationale autour de la figure « héroïque » du général éliminé n’a pas produit l’effet attendu. En effet, un nouveau mouvement de protestation, encore plus violent, a suivi l’aveu, par les autorités, que leurs forces armées avaient abattu « par erreur » un avion de ligne. Comme le régime l’avait nié de toutes ses forces pendant un temps, la confiance du peuple en sa parole s’est effondrée. « Quels autres faits nous a-t-il cachés dans le passé ? » se demande-t-il.
Ce qui avait été dépeint comme un acte irréfléchi d’un président « à la gâchette facile » s’est révélé en définitive un coup de maître machiavélique, s’accompagnant cependant d’un bilan collatéral tragique au vu du nombre de victimes innocentes.
Jusqu’à ce que la campagne des élections américaines batte son plein à l’automne prochain, ce seront plutôt des arguments économiques qui détermineront l’évolution des Bourses mondiales. Nous ne pouvons que nous en réjouir, même si les paramètres conjoncturels actuels présentent un tableau complexe à analyser.
Ainsi, l’indice américain ISM pointe toujours un ralentissement de l’activité économique. Pour la cinquième fois d’affilée, ce chiffre est assez nettement inférieur aux attentes (les plus basses). On peut s’en étonner même si l’incertitude relative à l’issue du conflit commercial avec la Chine combinée à la chute spectaculaire du carnet de commandes de Boeing et à la longue grève chez GM est une explication possible. Une analyse approfondie des chiffres montre en tout cas que ce pessimisme ne correspond pas au très faible taux de chômage aux États-Unis. Qui a d’ailleurs atteint son niveau le plus bas depuis 1969.
De leur côté, les marchés d’actions ne se soucient guère de l’évolution pointée par l’ISM. Cela s’explique pour deux raisons. D’une part, il semble que les marchés se projettent plus loin. Or, une (légère) accélération de la croissance économique est attendue au second semestre de 2020, portée par les baisses des taux d’intérêt aux États-Unis et les mesures de soutien en Chine.
D’autre part, il faut garder à l’esprit le poids relativement faible de l’industrie traditionnelle aux États-Unis, par rapport au secteur des services dont la taille est deux fois supérieure et qui, lui, offre des perspectives de croissance forte.
Ne perdez pas de vue à cet égard que les emplois dans l’industrie ne représentent plus à présent que moins de 9 % du total des postes de travail aux États-Unis. Cette tendance baissière n’est pas nouvelle – elle a commencé après la Deuxième Guerre mondiale – mais elle s’est accélérée avec l’automatisation et la globalisation, ce qui a provoqué tantôt une destruction des emplois dans l’industrie, tantôt leur délocalisation dans des pays à bas coûts.
Malgré la faiblesse observée dans l’industrie, l’économie américaine totale conserve suffisamment de tonus pour continuer à créer des emplois et à maintenir le taux de chômage à un niveau faible. Cette croissance n’est cependant pas assez puissante pour générer de fortes augmentations salariales. Au contraire, le rythme de progression de la masse salariale a continué à diminuer, si bien que la crainte d’un dérapage inflationniste a quasiment disparu, ce qui a ouvert la voie à une nouvelle détente des taux d’intérêt à long terme.
Aussi, l’évolution des marchés d’actions n’est plus menacée par une flambée de l’inflation ou la crainte d’une récession économique, mais par la réaction des investisseurs à l’annonce prochaine des résultats des entreprises et des prévisions que leurs patrons émettent à cette occasion. Les bénéfices des entreprises qui seront publiés au cours du premier trimestre de 2020 risquent en effet, pour diverses raisons, de paraître plutôt maigrichons par rapport aux résultats du trimestre précédent qui avaient très agréablement surpris.
Comme une amélioration n’est pas attendue avant le second semestre de l’année, on peut se demander comment réagiront les investisseurs institutionnels aux évolutions négatives du trimestre en cours. En principe, ils n’y prêtent guère attention, préférant anticiper le niveau attendu des bénéfices aux troisième et quatrième trimestres. Mais, à ce moment-là, ce seront les considérations relatives aux élections présidentielles américaines qui seront dans tous les esprits. [ii]
Entre-temps, les autorités chinoises ont encore accentué leur politique de soutien économique. En continuant à réduire les ratios de réserve des banques, les entreprises locales peuvent se financer plus facilement et à des coûts relativement bas. On peut en attendre des hausses des cours sur les Bourses chinoises, ce qui devrait influencer positivement le reste des marchés du Sud-est asiatique qui sont maintenant proches de leur plus haut niveau de ces deux dernières années. Le revers de la médaille est que le taux d’endettement dans l’économie chinoise ne cesse d’augmenter.
Depuis peu, nous sommes frappés par ailleurs par l’appréciation graduelle de la devise chinoise par rapport au dollar américain. Son cours actuel, de 6,9 yuans pour un dollar, dépasse même nos prévisions. Cette évolution traduit ainsi la volonté politique de la Chine de ne plus se servir du taux de change de sa monnaie dans le conflit commercial. Pour faire remonter leur devise, les autorités chinoises ont sans doute vendu une partie de leurs réserves de dollars, ce qui a eu pour effet indirect de peser également sur la valeur du billet vert par rapport à l’euro. Le taux de change US $/euro a ainsi baissé à 1,112. Ce niveau représente une légère sous-évaluation par rapport à la valeur indiquée par notre modèle.
Et l’Europe ? Elle n’en mène toujours pas large…
Quelques indicateurs économiques publiés récemment ont été (particulièrement) décevants. Mais on entrevoit cependant une reprise limitée. De manière générale, les performances économiques ont été supérieures aux attentes. Comme on peut le déduire de l’« indice surprise » qui compare ce qui a été réalisé effectivement à la valeur prévue. Toujours est-il que les Bourses européennes ne semblent pas chères par rapport aux actions américaines qui tendent à présent vers une prime de risque moyenne. La prime de risque attendue en Europe est encore quasi deux fois plus élevée. Bien sûr, cela signifie aussi que les investisseurs estiment que le risque économique en Europe est beaucoup plus élevé également et que, dès lors, les entreprises du Vieux Continent éprouveront plus de difficultés à accroître leurs bénéfices. Il faut certainement en tenir compte puisqu’on ne peut plus guère compter sur de nouvelles baisses des taux d’intérêt pour soutenir les marchés. La BCE a brûlé en effet toutes ses cartouches et se met en mode veille. Elle n’a pas démérité. Ses efforts ont été héroïques. Mais ils n’ont pas donné le résultat escompté. On attend à présent que les États membres de la zone euro ouvrent les vannes budgétaires pour relancer le moteur économique du Vieux Continent. Mais cet espoir paraît vain à l’heure actuelle.
D’où le niveau relativement bon marché des Bourses européennes. De surcroît, les hausses récentes ont fortement réduit la prime de risque. Les Bourses européennes anticipent donc déjà fortement l’évolution des résultats des entreprises.
Un niveau bon marché n’est d’ailleurs pas synonyme d’attrait irrésistible. Je pense vous en avoir déjà touché un mot. Moi-même, je suis un joueur très bon marché. Mais le FC Barcelone ne m’a pas encore appelé. À moins que je n’aie raté son coup de fil.
[ii] À présent, le marché semble surtout craindre une éventuelle nomination, et ensuite l’élection de Bernie Sanders, qui semble être une menace pour le secteur pharmaceutique. Mais, pour l’heure, la probabilité d’un tel scénario n’est pas très élevée.
Stefan Duchateau est professeur de Risk Management et blogueur sur Risk & Compliance Platform Europe