Bruno Colmant

Bruno Colmant

Professeur d'économie à l'université. Membre de l'Académie royale de Belgique. Stratège. Écrivain. Conférencier.

Un taux d’intérêt négatif, c’est une inflation imposée !

06 novembre 2015

Il faut désormais penser l’impensable : nous nous engluons dans une période de taux d’intérêt négatifs. Cette ahurissante situation a été amorcée l’an passé, lorsque la BCE a appliqué des taux d’intérêt négatifs sur les dépôts qui lui étaient confiés. Un taux de dépôt négatif revient à faire payer les banques privées pour placer leurs liquidités auprès de la BCE. Tout se passe comme si cette dernière protégeait tellement ces dépôts qu’il faudrait payer cette garantie au-delà de la rémunération de l’argent. La BCE pousse donc indirectement les banques à prêter leurs liquidités excédentaires aux Etats ou à des débiteurs privés. Au reste, la BCE a annoncé que ses taux d’intérêt négatifs pourraient le devenir encore plus : on parle d’une baisse jusqu’à moins 30 centimes de pourcent (c’est-à-dire un taux négatif d’un tiers de pourcent).

Cette réalité relève de la répression financière et d’une situation déflationniste. La répression financière est un contexte caractérisé par des taux maintenus artificiellement bas afin d’alléger le poids de la charge de la dette publique. La récession exerce aussi une pression sur les taux d’intérêt : les besoins d’investissement étant faibles, la quantité de monnaie empruntée chute en dévalorisant son prix, c’est-à-dire le taux d’intérêt. L’économie est stagnante et ses circuits monétaires sont grippés. Elle est empêtrée dans un « piège de la liquidité » qui caractérise les périodes pendant lesquelles la consommation et l’investissement sont indifférents à l’offre de monnaie et à des taux d’intérêt minuscules.

Depuis quelques semaines, les taux négatifs se généralisent à de nombreuses dettes souveraines. La BCE a, en effet, lancé un gigantesque programme d’assouplissement quantitatif, qui consiste à escompter, c’est-à-dire à émettre de la monnaie, en contrepartie d’obligations souveraines qu’elle acquière auprès des institutions financières. Cette démarche de la BCE entraîne une augmentation du prix de ces obligations souveraines, qu’elle doit « surpayer », entraînant mécaniquement une chute des taux d »intérêt. C’est un changement majeur de politique monétaire : alors que la BCE poussait les banques privées à ne pas effectuer de dépôts auprès d’elle-même mais à les prêter à l’économie réelle, cette même BCE rachète désormais ces mêmes prêts en créant de la monnaie.

S’ils étaient transposés à l’ensemble de l’économie, des taux d’intérêt négatifs stimuleraient l’emprunt et la consommation décourageraient l’épargne, puisqu’un dépôt d’argent est pénalisé. En imposant des taux d’intérêt négatifs, c’est comme si on imposait, à l’instar de l’inflation, une perte de pouvoir d’achat à la monnaie. Un taux d’intérêt négatif est une inflation imposée destinée à stimuler…l’inflation.

Au reste, des taux d’intérêt négatifs correspondent à une situation étrange. En effet, le taux d’intérêt est le prix du temps, puisqu’il s’agit d’appliquer à un segment de temps (un jour, un mois, un an, …) un pourcentage de valeur conventionnel. L’intérêt représente donc le prix de la dépossession du temps. Le taux d’intérêt rend mécaniquement l’avenir « nominalement » plus cher : dans un contexte de taux d’intérêt de 1 %, il est équivalent de posséder 1.000 € aujourd’hui ou 1.010 € dans un an. Lorsque le taux d’intérêt devient nul, l’avenir se rapproche, puisque le passage du temps n’est plus récompensé par l’intérêt. Lorsque le taux d’intérêt devient négatif, c’est comme si le temps devenait lui-même négatif.

Cette situation ne présente pas que des avantages : l’endettement des Etats est conforté par des taux faibles, voire négatifs. Les taux ne disciplinent plus les Etats qui peuvent consolider leur endettement à coût réduit. Ils incitent aussi l’investisseur à prendre des risques additionnels tout en contribuant à la formation de bulles d’actifs, c’est-à-dire à une inflation des actions et de l’immobilier

Les institutions financières qui tirent leur substance de la transformation d’échéances (banques, compagnies d’assurance-vie) sont, quant à elles, confrontées à une inversion de la chaîne de création de valeur. Les banques, par exemple, possèdent des placements qui sont traditionnellement de plus longue échéance que leurs passifs, c’est-à-dire les dépôts qui leur sont confiés. Une baisse des taux d’intérêt a, tout d’abord, un effet favorable sur le bilan au travers de plus-values latentes, mais cet avantage se dissout dans le temps. Des taux d’intérêt trop bas entraînent alors un reflux de la rentabilité, comme une pompe qui refoule.

En conclusion, avec des taux d’intérêt négatifs, nous entrons dans un nouveau monde inconnu. Et finalement, la difficulté n’est pas d’entrer en territoire de taux d’intérêt négatifs, mais de s’en extraire. Au moment d’une brusque remontée des taux, il y a un risque de contraction sévère de l’économie.

Bruno Colmant

 



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